Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coopéraient à la réalisation de Dieu, et en en concluant sans doute que Dieu dépendait de leurs efforts. Tout à fait au fond, la pensée de Bonald, c’est l’idée de la nullité de l’homme. Il a eu l’orgueil de son humilité, mais il a bien eu l’humilité. Que les hommes se croient capables de quelque chose, il est persuadé que cela les mène à être capables de tout. C’est sa philosophie de l’histoire, et particulièrement sa philosophie de l’histoire de la révolution française. Elle n’est pas fausse de tout point. Il a dit un jour, je ne sais plus à propos de quoi, avec le grand talent qu’il a quelquefois pour transformer une idée en image : « Dans une file d’aveugles qui tous se tiennent par la main, il ne faut de bâton qu’au premier. » C’est ainsi qu’il a vu l’humanité. Tous aveugles ! Dieu donne au premier le bâton de la tradition. Il suffit. Nous pouvons marcher. Mais ne perdons point le bâton, et tenons-nous bien par la main !


III

Je ne sais trop ; mais il eût peut-être été à souhaiter que de Bonald s’inspirât de la tradition dans ses considérations politiques autant qu’il faisait dans ses « recherches philosophiques. » Car de Bonald se croit « traditioniste » en politique, et c’est chose étrange combien il l’est peu malgré les apparences, malgré, je le reconnais, beaucoup d’apparences. Il a passé une partie de son existence intellectuelle à affirmer et à démontrer que l’ancien régime était un gouvernement libéral, et une autre partie à repousser de toutes ses forces le gouvernement libéral, de sorte que, si on lui faisait le piège de mettre bout à bout ses vues historiques et ses dogmes de gouvernement, on aurait des prémisses libérales se développant eu conclusions despotiques. N’ayons point cette malice, et examinons séparément ces deux régions, trop séparées en effet, de son esprit.

Bonald a eu d’une manière très remarquable le sens de l’ancien régime, et du vrai, de celui qui nous importe, à nous modernes. Point de rêveries féodales, si fréquentes en son temps, point d’idéal de la vieille France placé dans les temps de la première ou de la seconde race. (Remarquez-vous que Montesquieu donne un peu dans ce travers-là ? ) L’ancien régime français, celui dont nos pères de 1800 ou de 1816 pouvaient tirer quelque chose, dont, au moins, l’étude pour eux (et certes pour nous) était utile, c’est le régime qui date d’Henri IV et de Richelieu. C’est celui-là que de Bonald a bien connu, et dont il a admirablement, ce me semble, sauf quelques réserves, saisi l’esprit, mieux peut-être que Montesquieu lui-même. Il a démontré fort bien à quel point ce régime était souple et fort et capable de progrès, et, relativement, mais réellement,