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les soldats sont toujours étrangers au pays où ils campent, et armée qui, pour obéir à un chef responsable devant le pays, n’en a pas moins toujours le même esprit, la même discipline, et la même puissance autocratique sur laquelle aucune influence locale ne peut agir pour les tempérer. Cela est pénible, mais légitime, et il ne faudrait point que cela changeât. Une diminution de monarchie au contre rend nécessaire une aggravation de monarchie dans l’instrument politique ; « le régime doit être plus sévère à mesure que le tempérament est plus faible. » Et c’est pour cela que, quand la puissance centrale, en France, redevient monarchique pour un temps, il n’y a plus que monarchie partout, et le pays se sent sous le joug d’un despotisme extraordinaire, inconnu dans son histoire, énorme et inouï, dont il est comme étonné ; car jugez ce qu’est alors un pays où il n’y a ni magistrature indépendante, ni noblesse, ni corporations privilégiées, ni privilèges de ville ou de province, rien que des fonctionnaires, et un pouvoir central qui s’est rendu indépendant de tout contrôle !

Voilà l’idée que se fait de Bonald de l’ancienne constitution française. Elle est un peu complaisante ; elle n’est pas fausse. Elle est un peu complaisante : il ne faut jamais, quand on parle de l’ancienne constitution française, oublier de dire qu’elle existait, mais qu’elle était constamment faussée ; qu’elle existait, mais que, comme a dit spirituellement Mme de Staël, « elle n’avait jamais été qu’enfreinte ; » qu’elle existait, mais que tous les rouages en étaient ou rouilles, ou rendus inutiles ou détournés de leur but.

Oui, les états-généraux existaient ; mais on ne les convoquait jamais. Oui, la magistrature était établie sur les meilleurs fondemens qui pussent la faire indépendante et puissante pour le bien ; mais il y avait des lettres de cachet et des lits de justice, et des parlemens brisés net de temps en temps. Oui, la noblesse était un admirable instrument de transformation du peuple laborieux en aristocratie ; mais faite, à ce titre, pour être constamment « ouverte, » on la fermait de plus en plus, et les règnes de Louis XV et de Louis XVI sont beaucoup moins « bourgeois » que celui de Louis XIV ; et c’est aux dernières heures de la monarchie que la faculté pour le plébéien de s’élever à l’aristocratie par l’armée lui est le plus rigoureusement refusée. Et oui, encore, c’est une admirable tradition, devenue loi de caste, que le plébéien devenu noble ne dût plus s’enrichir ; seulement, s’il ne s’enrichissait point par le travail, il s’enrichissait par la faveur, et puisait, à Versailles, la richesse toute faite et toute liquide, comme plongeant, la coupe en main, à même la fortune publique ; et le travail du noble était interdit, mais non évitée la ploutocratie. Et oui, les libertés locales,