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l’éducation, ont mis moins d’intervalle. Puis, il faut bien le dire, les musulmans de Russie ont des avantages sur nos Arabes ou nos Kabyles d’Algérie. S’ils ne possèdent pas de droits politiques, leur voisin chrétien n’en a pas non plus. Ils ne se sentent pas assujettis à une autre race ; le Russe est leur cosujet et non leur maître. Ils ont gardé la propriété de leurs champs ; ils ne sont pas astreints à des impôts plus lourds que les colons chrétiens. Ils peuvent, comme les Russes, être appelés à des emplois civils et militaires. Les fonctions électives leur sont ouvertes ; si, connue les juifs, ils ne peuvent, en Europe, former plus du tiers d’un conseil municipal, ils n’y entrent pas comme simples assesseurs, mais sur un pied d’égalité avec les chrétiens. On voit que la France pourrait prendre leçon de la Russie.

La question la plus délicate était celle du service militaire. Dans la Russie d’Europe, les musulmans sont astreints au service, comme les chrétiens et les juifs ; ils sont confondus avec eux dans les mêmes régimens. En Asie, ils sont d’ordinaire exemptés ; s’ils servent, c’est dans des corps spéciaux recrutés parmi leurs coreligionnaires. La loi de 1886, qui a étendu le service obligatoire au Caucase, a temporairement libéré les musulmans de tout recrutement. Ils peuvent servir comme volontaires ; sinon l’impôt du sang est, pour eux, converti en taxe pécuniaire. C’est l’inverse de ce qu’on voit en Turquie, où les musulmans sont seuls à servir, avec cette différence, à l’avantage des musulmans du Caucase, qu’ils ont le choix entre l’armée et le rachat par argent. Si résignés qu’ils soient à la domination russe, cette précaution n’était pas inutile, ne fût-ce que pour avoir des troupes sûres. Les musulmans qui vivent en sujets paisibles du tsar orthodoxe répugnent encore souvent à servir sous ses aigles. En Europe même, c’est, après les juifs, parmi eux qu’il y a le plus de réfractaires. La loi sur l’obligation du service a failli, sous Alexandre II, amener l’émigration des derniers Tatars de Crimée[1]. Sous Alexandre III, en 1886, la seule appréhension d’être contraints au service provoqua chez une tribu du Caucase, les Tchétchènes, une émotion qui, sans les précautions de l’autorité, eût pu dégénérer en insurrection. Le gouvernement avait exigé de ces montagnards la liste de leurs familles ; la plupart des aouls la refusèrent, craignant de fournir des listes de recrutement. Parmi les récalcitrans, les uns proposaient de se transporter

  1. Pour retenir les anciens maîtres de la Crimée, il fallut faire garder les côtes de la presqu’île taurique, pendant que le prince Voronzof parlementait avec eux. Le gouvernement leur accorda, comme aux Bachkirs de l’Oural, le droit de servir dans des escadrons particuliers, ce qui leur rendait plus facile l’accomplissement de toutes les observances du Coran.