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un pays autocratique : cette liberté n’est pas non plus incompatible avec le maintien du pouvoir absolu. Elle n’affecte qu’un domaine où, prince ou peuple, la puissance civile est notoirement incompétente.

L’émancipation religieuse et intellectuelle de la Russie suffirait à l’illustration d’un règne et à l’éternelle renommée d’un prince. Ce ne serait assurément pas une œuvre moins haute que l’émancipation des serfs et, à l’inverse de cette dernière, elle ne coûterait rien à personne. Sur les 115 ou 120 millions de sujets que va compter l’empire des tsars, 45 ou 50 millions en bénéficieraient personnellement, sans qu’aucun en fût victime. Et pourtant, si facile, si bienfaisante, si glorieuse que soit cette réforme, il n’est pas sûr, encore une fois, qu’il se trouve un prince pour l’entreprendre. Cela paraît si simple ; il semble que, pour la décréter, il suffise d’un esprit droit, d’un cœur élevé, d’une conscience respectueuse des consciences. Hélas ! s’il en était ainsi, elle serait déjà effectuée. Alexandre III se fût hâté de l’ordonner, ou mieux, Alexandre II ne lui en eût pas laissé l’honneur. Par malheur pour la Russie, cette réforme, en apparence si aisée, ne serait rien moins, dans l’état actuel des institutions et des mœurs, qu’une révolution. Elle a contre elle la tradition nationale, les mœurs officielles, l’intérêt de la bureaucratie, le préjugé public. Ce pays, où l’autocratie peut tout, attendra peut-être cent ans le souverain ou le ministre qui osera. Il n’y faudrait guère moins que l’énergie de volonté ou l’indépendance d’esprit d’un Henri IV, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II. Ce n’est qu’un acte, mais c’est un acte qu’il est difficile de demander à l’élève d’un Pobédonostsef ; son cœur l’y pousserait, qu’il se trouverait autour de lui des conseillers pour lui en faire un péché religieux et un crime politique. Tout ce qu’on peut espérer à brève échéance, c’est la suppression des lois ou des mesures qui équivalent à une persécution directe ; et cela même, il serait téméraire d’y trop compter. C’en serait assez pourtant pour faire honneur à un tsar russe, car on ne saurait, de longtemps, appliquer à la Russie la même mesure qu’aux états de l’Occident.

À l’affranchissement de la conscience russe s’opposent deux choses : l’exclusivisme national et la raison d’état. Toutes deux sont souvent des conseillères à courte vue. Qu’on regarde les intérêts de l’état russe au dedans ou au dehors, la balance des avantages penche, décidément, du côté de l’émancipation religieuse. Les religions sont des forces vivantes dont la sève n’est pas encore desséchée et qu’il est mauvais d’avoir contre soi. Un état aussi vaste que la Russie, un empire auquel toutes les ambitions semblent permises,