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nom, inventa un labyrinthe si compliqué que les femmes seules pouvaient s’y reconnaître et que les plus grands héros, pour en sortir, devaient se laisser conduire par le fil léger de leur fantaisie. Quiconque n’en sortait pas était mangé. Le créateur, lui aussi, se plaît quelquefois à construire des labyrinthes, et il ne place pas toujours à la porte une Ariane pour en révéler les détours. On ne peut faire le compte des peuples que la péninsule a dévorés.

Je voudrais donner une idée de ce pays charmant et diffus où les prés, les champs et les bois, le sillon et la lande inculte, vivent côte à côte dans la plus aimable anarchie. Du haut d’un de ces cônes isolés si fréquens en Serbie, nous pouvons en saisir l’ensemble. Ce n’est point ici la terre d’Orient, sèche et brillante sous le soleil dont elle renvoie durement l’éclat. C’est une terre douce, qui sourit ou s’assombrit sous le vol des nuages, tantôt bercée dans une vapeur moite et immobile, tantôt secouée par les grands frissons des brises. Au plus fort de l’été, lorsque le ciel darde des rayons accablans sur les dômes de verdure, lorsque le sol tourne en terre cuite et se fend sous la chaleur, des nappes d’eau souterraines entretiennent la fraîcheur des forêts. Les collines ne cessent pas de déployer ces teintes fauves, blondes et doucement confuses des sillons qui aspirent et boivent la lumière. On emporte l’image d’un damier de terres brunes ou claires, encadrées dans le scintillement des rivières, et semées de bouquets de bois qui, vus de si haut, paraissent une efflorescence plus sombre. Tout un réseau de sentiers en lacets révèle les courbes lointaines du sol et l’effort patient des fourmis humaines qui en suivent les contours. De distance en distance, des points blancs et rouges, piqués dans la verdure, indiquent la présence d’un village. Ce gonflement de la terre qui se soulève et retombe pour se gonfler encore éveille une sensation de fécondité. Ce sont les fortes mamelles de la grande nourrice où les races avides se suspendent. En somme, cet horizon est très européen. On se croirait par moment dans un comté anglais, sur les confins du pays de Galles ou de Cornouailles.

Quand on descend, l’aspect change. On est tout étonné de ne plus trouver son chemin dans un pays dont l’accès semblait si facile. Cette ondulation perpétuelle est coupée de ravins profonds presque invisibles. Il faut faire de grands détours pour les éviter. Souvent on lance son cheval à travers champs, sur une faible pente, puis on est brusquement arrêté par un ruisseau à pic, ou l’on s’embourbe dans un marais qui a des apparences de prairie britannique. Combien de fois, enchâssant la bécasse, j’ai tourné autour des entonnoirs boisés, surpris de me retrouver au point de départ après trois ou quatre heures de marche !

Naturellement, l’homme s’isole et se perd dans tous ces coins