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pour avoir un prétexte de se cramponner les uns aux autres. La lourde machine s’avançait en gémissant ; de temps en temps, les bœufs de l’attelage s’arrêtaient net, flairaient avec in quiétude la nappe brillante, et réfléchissaient aux solides raisons qui retiennent les bœufs sur le plancher des vaches. Des laveuses fortement retroussées faisaient leur lessive comme les premiers chrétiens recevaient le baptême, en pleine rivière et à grande eau : charmant tripotage où se confondent les formes les plus fuyantes de la création, la femme et l’onde. Vraiment ces chemins d’autrefois, qui folâtraient en passant dans le lit des rivières, étaient plus divertissans que nos chaussées irréprochables. On voyageait de la sorte au XVIe siècle. On aimait les vieilles routes familières, qui n’étaient pas bégueules. « j’y recogneu pareillement, dit Rabelais, le vieulx quemin de Péronne à Sainct-Quentin, et me sembloyt quemin de bien de sa personne. »

Et puis, dans ces longues étapes, il y a des compensations que nous ne comprenons plus guère en Occident, par exemple l’arrivée à l’auberge. Chez nous, je ne sais pas d’occupation plus désagréable que le choix d’un hôtel ; et s’il n’y en a qu’un, avec quelle défiance instinctive et trop justifiée nous en franchissons le seuil ! Nous sommes gâtés par le confortable. Mais essayez de vous représenter les sentimens de nos pères lorsque les routes étaient défoncées, submergées, fréquentées par les coupeurs de bourse. Imaginez leur épanouissement lorsqu’ils trouvaient enfin « bon souper, bon gîte et le reste. » Ou plutôt allez voir, dans les tableaux hollandais, ces chevaliers et ces moines qui voyagent à cheval, avec leur valise en croupe. Relisez le charmant couplet de Musset sur le coup de l’étrier. Suivez ce voyageur qui abandonne l’auberge avec un soupir de regret, jetant un regard d’incertitude sur le ciel menaçant et vers l’horizon désert. Vous comprendrez alors la joie béate des bonshommes de Téniers, serrés les uns contre les autres dans le bouge enfumé, tandis qu’une ronde commère écume son pot devant l’âtre. Ils jouissent avec intensité de cette heure de répit : leurs membres noueux et déjetés, leur visage couturé, tordu, ne racontent que trop les misères du dehors, les marches forcées, le travail abrutissant, tout le poids d’un siècle dur.

Le plaisir n’est pas moins vif ici quand on atteint l’auberge. Après la grande chaleur et la poussière, il est tout simplement délicieux de pénétrer dans cette ombre fraîche. Les chevaux expriment leur satisfaction à leur manière, c’est-à-dire avec les oreilles, lorsqu’ils descendent dans l’écurie basse et sombre, où leurs camarades déjà installés s’ébrouent, mâchent l’avoine et piaffent au milieu des poules et des oies. Les yeux du voyageur, fatigués par la lumière