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qualités par lesquelles Roquairol rachète sa noirceur, les effusions d’un cœur généreux et sensible qui le font paraître d’abord presque aussi naïvement enthousiaste qu’Albano lui-même, semblent peu compatibles avec sa nature satanique, et ne sont en somme qu’un honorable témoignage de l’impossibilité où était l’innocent Richter d’entrer à fond dans l’âme des pervers et des mécréans. Le point culminant du rôle de Roquairol est la scène où, profitant de la ressemblance de sa voix avec celle d’Albano et d’une demi-cécité qui empêche Linda de rien distinguer la nuit, il abuse de cette jeune fille. Après cet exploit, il se suicide d’une façon très originale. Il convie ses parens, amis et connaissances à la représentation d’une tragédie de société où il joue le principal personnage, et il se tue réellement au dernier acte. Ce coup de pistolet est d’un grand effet, et tout ce qui le précède et le prépaie est fortement imaginé et décrit ; mais ce qu’il y a de plus impayable dans la mise en scène arrangée par Roquairol, c’est un choucas dressé à réciter certaines sentences sur un signal qu’on lui donne de la coulisse et qui remplit dans la tragédie le rôle du chœur antique : « Les illusions sont dans la vie et non pas sur la scène, — Passager est l’homme, plus passager est son honneur, mais bien plus passager encore le serment d’un ami. — L’oiseau éructa ces paroles en leur donnant un accent qui serrait le cœur. »

L’ingénieux romancier, qui a imaginé de faire mourir Emmanuel du désappointement de n’être pas mort, a ainsi des inventions d’une inappréciable drôlerie, restées sans doute, pour notre goût français si déplorablement léger, le meilleur de son bagage littéraire. Dans le Titan, le bibliothécaire Schoppe, qui a l’habitude des bains froids hiver comme été, se déshabille chez lui, et, couvert seulement d’un manteau, court se jeter dans la rivière. Des gens qui passaient crurent à un suicide. « Ne vous noyez pas! ne vous noyez pas! » lui crièrent-ils de loin. Schoppe, qui est un farceur, les laisse approcher, et, quand ils sont à portée de la voix, il leur tient, du milieu des roseaux, sur les motifs qu’il a de quitter la vie tout un petit discours, vrai chef-d’œuvre de grâce, de malice et d’esprit. J’aime beaucoup aussi l’invention du tambourineur. C’est un malade atteint de la maladie nommée « gras fondu, » que le docteur Sphex loge et nourrit, à condition qu’après sa mort il aura le droit de disséquer son cadavre, bien qu’on ne le laissât avoir « ni chagrin, ni contrariétés, ni vinaigre, » le coquin maigrissait; il portait un tambour au cou, « parce qu’il était aussi sourd qu’entêté, et qu’il entendait mieux en battant la caisse ce que lui disait son donne-pain et futur disséqueur. » Ici Jean-Paul met une note, qui est bien caractéristique de son genre d’esprit : « Derham, dans sa physico-théologie (1750), fait la remarque que les sourds entendent