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aussitôt en travail ; il passa rapidement en revue tous les ouvrages touchans qu’il avait édités ou qu’il avait en dépôt, et il espérait bien arriver à quelque chose; pendant cette opération, il ressemblait à un chien qui lèche lentement le vomitif que le vétérinaire parisien Demet lui a frotté sur le nez... L’inspecteur de police Harprecht, sachant qu’il ne pouvait compter sur son cœur desséché, cherchait à amener quelque chose de convenable dans ses yeux en les tenant large ouverts et fixes... Le vicaire Flachs avait la mine d’un juif voleur qui chevauche un cheval qu’il a dérobé. De son cœur, que les douleurs domestiques et ecclésiastiques avaient pourvu d’une bonne provision de nuages, il aurait assez facilement fait monter à ses yeux l’eau voulue, si précisément la maison même qu’il s’agissait d’avoir n’était venue à la traverse en lui ouvrant de trop riantes perspectives. Sachant qu’il était touché le premier, quand il adressait à d’autres des discours touchans, il se leva et dit : Kabel était mon ami... Il sentait en secret venir la chose. En toute hâte, il fit défiler devant son imagination les bienfaits de Kabel, la misère de Lazare, son propre cercueil, la décapitation de tant d’hommes, un champ de bataille, les souffrances de Werther... Plus que trois coups de piston à donner, et il avait l’eau et la maison. »


IV.

L’humoriste dont nous étudions le talent bizarre nous apparaît, à coup sûr, déjà comme un original qui ne ressemble à personne ; et, pourtant, je n’ai pas encore montré, ou du moins pas encore marqué avec assez de force, le trait le plus unique de son extrême singularité.

Les écrivains dont la grande ambition est d’ahurir le bourgeois et qui, pour atteindre ce but par tous les moyens, imaginent de sortir sans cravate, la poitrine débraillée, ou de se teindre les cheveux en vert, comme l’auteur des Fleurs du mal, sont généralement de tristes sires. De même que la santé physique, la santé intellectuelle et la santé morale ont coutume d’aller de compagnie, il n’arrive guère que la volonté s’applique à détraquer l’esprit, sans que l’âme ou le corps soit plus ou moins malade. Et voilà pourquoi les décadens, les impressionnistes, les pessimistes par pose, tous les bonshommes névrosés et pâles, émules des Baudelaire, des Verlaine, des Goncourt, ne sont souvent, selon la forte expression de M. Brunetière, que « d’obscènes maniaques. » Jean-Paul est affranchi très honorablement de cette loi commune. Les excentricités de son talent n’ont pas eu de correspondance dans sa conduite morale; le cœur, chez lui, est resté droit malgré le travers