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d’égard pour « les amies de son ami, » et Emilie eut le champ libre. C’était une belle veuve de trente ans, a plus morale » que Mme de Kalb et même que Mme de Krüdener, au dire de Jean-Paul, « sans ombre de sensualité. » C’est pourquoi il lui jura un constant et immuable amour, mais en se réservant formellement le droit d’en aimer d’autres en même temps qu’elle. Cette déclaration causa à Emilie un frisson glacial et « mit en pièces le ciel dont elle avait rêvé. » Après avoir soumis à une consciencieuse et subtile analyse le sentiment qu’elle continuait d’éprouver pour lui, après y avoir démêlé « l’émotion religieuse, l’admiration, l’enthousiasme et le désir, mais non la confiance, » elle finit par faire au bien-aimé la proposition suivante : « Il épouserait une jeune fille dont elle lui avait parlé; puis tous trois iraient vivre ensemble dans une maison champêtre qu’ils achèteraient à frais communs. » Le projet parut plein de périls à Jean-Paul, qui fit des objections. « Quelques-unes des observations que je risquai lui causèrent des crachemens de sang, des syncopes, la mirent dans un état effrayant; j’ai subi des scènes que la plume ne saurait peindre. Un matin, le 13 janvier, comme je travaillais à une satire, tout mon intérieur se déchira. J’allai chez elle le soir, et lui accordai le mariage. » Ce n’était, comme lorsqu’il fit la même concession à Mme de Kalb, que pour avoir un peu de répit; car, presque au même instant, il écrivait dans son journal : « Ah ! comme je l’aime, ma femme future, et pourtant je ne l’ai pas vue encore. » Il fallut bien s’armer enfin de courage et avouer à Emilie qu’on n’avait point de passion pour elle et qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. « j’eus deux journées tirées de l’enfer le plus brillant. Maintenant, je suis libre. Le bandeau de l’amour est découpé en liens d’amitié. »

Mlle Caroline de Feuchtersleben fut celle dont l’allumette frôla de plus près, sans le faire prendre, le flambeau d’hyménée. Ni mariée, ni divorcée, ni veuve : c’était pour l’âme virginale de Jean-Paul un attrait séduisant. Comme les dames, d’ailleurs, cette jeune fille avait fait les avances et écrit la première. Lorsqu’elle vit le héros de ses rêves, elle lui « dévoila son cœur. » — « Sa tête, raconte Jean-Paul, s’inclina sur la mienne, et je donnai à son œil le premier baiser. » Les jeunes filles ont beau être assez libres en Allemagne, elles ne le sont pas autant que les femmes, et un grand garçon ne pouvait guère continuer à baiser sur l’œil Mlle Caroline de Feuchtersleben sans la compromettre plus ou moins. Il fallait ou cesser le jeu ou épouser. Caroline avait posé elle-même le dilemme avec une rigueur de logique qui ne laissa pas à Jean-Paul le temps de lanterner : il commença donc par accorder le mariage ; la nouvelle des fiançailles devint officielle, et Herder, enthousiasmé, accourut donner sa bénédiction aux futurs époux. Mais avant de « former