Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le plus singulier alliage d’entêtement et de sacrifice. Pour le bien d’autrui, elle peut se résigner à mille choses, à rien pour le sien propre. Vous la verrez, en faveur d’un étranger malade, renoncer à trois nuits de sommeil sans qu’en faveur d’elle-même elle se déshabitue de la moindre des choses qui causent ses insomnies. Les Bienheureux et les papillons, quoiqu’ils n’aient pas d’estomac, ne mangent pas moins qu’une femme qui veut aller au bal ou à l’autel nuptial, ou qui fait la cuisine pour des invités ; mais que le médecin vienne à lui interdire un mets pour sa santé, elle le mangera tout de suite, » — « L’enfant pense emporter l’araignée prisonnière au bout de son fil, que l’araignée file toujours plus long vers la terre et avec lequel enfin elle s’enfuit. Qu’une femme soutienne ce qu’elle voudra, et qu’elle le prouve comme elle voudra, l’homme est tout à fait incapable de contester et de triompher ; car, lorsqu’il croit la tenir dans les chaînes de son raisonnement et les fils de son discours, il est tout aussi avancé que s’il cherchait à enlever par le fil une pelote de fil qui est par terre : il aura du fil de plus en plus dans la main, et toute la pelote y passera, mais l’étoile de la pelote restera par terre. »

L’idée fondamentale du Siebenkäs, dans la partie de ce roman où, par un procédé d’ailleurs plus discrètement et plus heureusement suivi que jamais, il n’est pas question de toute autre chose, c’est de montrer comment la différence des goûts et l’inégalité de la culture rendent peu à peu étrangers l’un à l’autre, puis antipathiques, deux époux qui croyaient bien s’aimer et qui sont d’honnêtes et braves gens. L’avocat Firmian Siebenkäs est naturellement un écrivain comme Jean-Paul ; il compose, comme lui, des satires, qui même seront intitulées : Choix tiré des papiers du diable. Sa femme, Lenette, est l’ange du pot-au-feu ; elle a le sens pratique et la médiocrité intellectuelle d’une simple ménagère. Quand le poète lui lit sa dernière composition, elle l’arrête au milieu d’un vers pour lui demander : « Qu’est-ce que tu aimes mieux pour ton dîner aujourd’hui ? » Voici un souvenir désagréable qu’il n’est jamais parvenu à chasser ; un jour qu’il déclamait une page très éloquente sur la mort et l’immortalité de l’âme, Lenette, qui avait l’air de l’écouter, les yeux fixés à terre, lui dit tout à coup : « Demain matin, avant de sortir, n’oublie pas de me faire raccommoder les bas, qui sont troués. » L’auteur du Siebenkäs se rappelait les temps de misère où il essayait vaillamment de travailler et d’écrire dans la salle commune où sa pauvre mère vaquait, de son côté, aux soins du ménage. C’est à cette impression toujours présente que nous devons le meilleur de Jean-Paul et la page la plus mémorable de son chef-d’œuvre.

Le mari de Lenette ayant besoin, pour composer, du plus complet