Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/338

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui voulut réunir dans une grande monarchie le tourbillon des tribus éparses sur les plateaux de l’Asie centrale. Déjà l’édifice élevait jusqu’au ciel sa tête orgueilleuse, et, comme une immense ruche, distribuait en cellules régulières la cohue des peuples. Un roi voisin se sentit menacé. Il envoya ses anges, c’est-à-dire de savans professeurs qui soufflèrent sur la foule un vent de nationalité. Ils allaient de tribu en tribu, faisaient des conférences, et démontraient à chaque » peuple l’excellence de sa race et les mérites intrinsèques et extrinsèques de son jargon natal. Ils vantèrent la vie libre du désert et le bonheur de rester chacun sous sa tente. Ils éveillaient habilement la jalousie des locataires du rez-de-chaussée contre les habitans des étages supérieurs. Après leur départ, il s’éleva un furieux tumulte. Chacun ne jurait plus que par sa littérature nationale. C’était un charivari à ne pas s’entendre. On ne se trouva d’accord que pour mettre la pioche dans les murailles, qui s’effondrèrent avec un grand fracas. De même, il semble que quelque dieu jaloux ait toujours entretenu dans la péninsule la confusion des langues et fait échouer tous les essais de construction politique.

Et aujourd’hui, le mal ne s’étend-il pas à notre civilisation tout entière ? Je peux alléguer sur ce point le témoignage d’un vieux diplomate, peu suspect de sensiblerie philanthropique : « Dans ma jeunesse, disait-il avec mélancolie, nous rêvions une Europe cosmopolite, très humaine, et faisant aussi petite que possible la part du feu, c’est-à-dire de la politique. Il nous semblait que le commerce et la courtoisie, les chemins de fer et les belles-lettres, le télégraphie et les congrès scientifiques devaient abaisser les frontières, et ne laisseraient subsister que quelques remparts, soigneusement dissimulés sous des plaques de gazon. Or, voici que j’ai un pied dans la tombe, et je ne mus partout que canons chargés, frontières hérissées, regards menaçans ; j’assiste, en pleine paix, à une guerre sourde de douaniers, de gendarmes et de maîtres d’école. Chaque nation s’isole à plaisir et traite l’étranger en ennemi… Franchement, l’Europe n’est pas belle à voir, et je la quitterai sans regret. »


II.

Il n’est pas de meilleur terrain que la péninsule des Balkans, pour étudier en plein air, et tout en se promenant, la question des races. Je recommande aux hommes fatigués du travail de cabinet ce genre d’expérience à l’air libre. C’est beaucoup moins