Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour lier ensemble les pierres d’un édifice aussi disparate. La langue est une monnaie courante qui permet d’échanger des idées, rien de plus. Si ces idées n’offrent aucune équivalence, si elles se heurtent, au contraire, les pièces ont beau être marquées au même coin : les hommes ne peuvent s’entendre, et l’affaire est rompue. Ce qui importe, c’est la direction des idées, bien plus que le sens des mots. Les philologues qui concluent de la ressemblance des uns à l’identité des autres me paraissent commettre un sophisme très semblable à celui des apprentis économistes, lorsqu’ils confondent la richesse avec la monnaie qui en est le signe. Les Espagnols tombèrent autrefois dans cette erreur, et s’en trouvèrent mal. Tandis qu’ils distribuaient tout l’argent du Nouveau-Monde, il leur semblait tenir entre les mains la richesse universelle. Ils n’en restèrent cependant que plus pauvres sur leur fier plateau de Castille, qu’ils n’avaient pas su cultiver pour le mettre au niveau du reste de l’Europe. De même, les Slaves méridionaux se croient riches parce qu’ils disposent d’un idiome qui circule d’un bout à l’autre de la péninsule et qui a cours jusque dans les comités panslavistes de Moscou. Mais tant qu’ils cultiveront dans leurs montagnes des produits aussi différens que la religion de Mahomet et celle du Christ ; tant qu’ils auront à droite un parfait modèle d’aristocratie territoriale et à gauche la plus jalouse des démocraties ; enfin, tant qu’ils abuseront de la politique, qui divise, et négligeront les grands travaux d’utilité générale, qui unissent, ils resteront pauvres au milieu de leur belle langue slave. Ni la petite monnaie des propos qui se débitent dans les auberges, ni les pièces de prix qu’on frappe dans les académies, ni les jurons des rouliers, ni les politesses oratoires qu’on échange entre Raguse, Agram, Belgrade et Sofia n’effaceront ces démarcations. Ce n’est pas le langage, ce sont les âmes qu’il faudrait appareiller.

Je cherche cependant, malgré tant de contradictions, à me faire une idée du Slave moyen, tel qu’il existe dans les pays chrétiens complètement émancipés. Je laisse de côté les types excentriques, le Slave latinisé des bords de l’Adriatique, le Slave musulman de Bosnie. Je néglige également le Slave en redingote et en habit noir, produit perfectionné, greffe tardive et fragile de la civilisation européenne sur les branches d’un sauvageon. Je vais droit à l’homme des campagnes, déjà compliqué par le mélange des races, mais plus simple et plus voisin de son origine. Ces paysans du Danube ont-ils une physionomie ? Entre ceux de la Morava, du Vardar et de la Maritza existe-t-il des traits communs ?

Entrons dans une auberge, où se mêlent tous les types et toutes les races de la péninsule, voici justement un marchand musulman,