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pas plus que celle des hommes malingres et rachitiques. Un être pareil coûte autant, et plus, à nourrir, à élever qu’un être sain et complet. Vous créez des sociétés d’encouragement pour les chevaux, les animaux de basse-cour, les races ovine et bovine, et quand il s’agit de l’être par excellence, de l’homme et de la femme, vous édifiez à grands frais un système absurde, à l’encontre de la nature, dont le résultat est de perpétuer la laideur et l’abâtardissement de la race. Vous trouvez tout simple et tout naturel qu’un homme dans la force de l’âge épouse une fille laide, mal venue, bien dotée, et vous appelez cela un beau mariage. Vous trouvez simple et naturel qu’une fille belle et pauvre épouse un homme âgé, ayant vécu, comme vous dites, mais riche, et vous félicitez la mère ou l’amie qui a fait ce beau coup. J’enrage de voir ces vilenies. La nature aussi enrage, mais elle se venge, et c’est là le danger. Vous fermez les yeux pour ne pas le voir. Cependant, les statistiques sont là pour vous éclairer. La science, la médecine, la physiologie, les tribunaux eux-mêmes vous cornent la vérité aux oreilles. Vous les bouchez ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; vos pères de famille s’exterminent de travail pour amasser des dots ; vos mères de famille font la chasse aux héritières. L’une d’elles me disait il y a peu de jours : « Je désire marier Ernest ; il fait des sottises. Je lui cherche une femme riche : Ernest ne pourrait pas vivre sans fortune, mais nous ne tenons pas à la beauté. Auriez-vous quelqu’un à nous proposer ? » Son Ernest est un grand bêta, mal élevé, fréquentant toutes sortes de mauvaises compagnies, maigre, étriqué, déjà à demi gâteux. Sa brave femme de mère cherche et trouvera quelque laideronne, mal venue, bien dotée. On les mariera, on les invitera à faire souche ; Dieu vous garde des résultats !

Il reprit haleine, et, de fait, il était temps.

— Aux États-Unis, nous sommes plus logiques ; si nous copions vos modes, nous n’importons pas vos théories matrimoniales. Nous nous marions par amour et tout le monde s’en trouve bien. Un de mes amis, millionnaire de Chicago, vient de donner sa fille à un jeune négociant qui débute. Le jour du mariage, il leur a remis 2,000 dollars (10,000 francs), pour défrayer un voyage en Europe ; on l’a trouvé très généreux. Son gendre travaille, il adore sa femme, qui le lui rend bien. Je parie qu’avant dix ans ils auront six enfans et 100,000 dollars. Sur ce, bonsoir !

Il me serra la main et partit. Ma voisine. une dame d’un certain âge et qui comprenait l’anglais, avait dû l’écouter, car je l’entendis murmurer au moment où il s’éloignait :

— Tous ces Américains sont matérialistes.