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dans l’Iliade Nestor est l’agorète des Pyliens, de même dans les Érinnyes les divinités sont les daimones. En réalité, ce n’est ni grec ni français ; ce n’est d’aucune langue. Clytemnestre redevient Clytaimnestra, Oreste Orestès, Agamemnon Agamemnôn. C’est ce qu’on appelait autrefois de la couleur locale. À cette même préoccupation se rapporte une certaine recherche d’épithètes, comme les nefs éperonnées (celle-ci est un anachronisme) ou les irréprochables porte-sceptres (ici les valeurs sont faussées) ; ou bien encore des expressions très particulières violemment transportées chez nous : « Pour nous, ayons un bœuf sur la langue. » « Et les nefs ont fendu Poseidôn écumant. » Cette dernière hardiesse n’est pas même grecque. Toutes ces étrangetés ne sonnent pas très juste. Elles visent à étonner, et elles étonnent : voilà ce qu’il y a de plus clair. Est-ce bien M. Leconte de Lisle qui, dans la préface des Poèmes barbares, parlait avec un dédain suprême de « l’archaïsme de la veille » et de « l’art de seconde main, hybride et incohérent ? » J’hésiterais à parler en ces termes de son archaïsme hellénique. Mais passons à des points plus importans.

Il faut d’abord bien déterminer l’objet que l’auteur des Érinnyes s’est proposé. Il n’a pas voulu faire une traduction complète de l’Orestie, mais seulement une sorte d’adaptation qui puisse nous donner un certain sentiment de l’œuvre grecque ; et il a eu parfaitement raison. Il était absolument impossible de mettre sur notre scène toute la trilogie d’Eschyle, ce vaste ensemble de trois drames, fortement enchaînés entre eux par les faits, par l’action des causes divines et humaines et par le rapport des émotions. Alexandre Dumas père a bien donné en 1856, à la Porte Saint-Martin, une Orestie. Mais, malgré son nom, cette Orestie est peu eschylienne. Eschyle fournit la base du travail et il est même souvent traduit ; mais il admet comme collaborateurs Sophocle et surtout Alexandre Dumas, qui supprime, ajoute, transforme suivant ses idées dramatiques ou peut-être le caprice de sa facile improvisation. Le résultat est un composé d’antique et de moderne qui s’éloigne fort du premier modèle, et qu’on ne songera sans doute pas à remettre sur la scène plus que l’Agamemnon de Lemercier, parce qu’il n’est ni assez antique ni assez moderne. M. Leconte de Lisle, qui veut être et est plus antique qu’Alexandre Dumas, n’a pas hésité à réduire à deux les trois parties de l’Orestie grecque, choisissant ce qui lui paraissait à la fois le plus frappant et le plus accessible à notre imitation dramatique ; il a fait porter le principal sacrifice sur ce qui formait chez Eschyle la troisième tragédie, les Euménides. C’est ce qu’avait fait Alexandre Dumas lui-même. Il y a dans son Orestie un troisième acte qui s’appelle les Euménides ;