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ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

dans le drame titanique de Prométhée. Ce sont ou des scènes épisodiques ou précisément ces traits qui font sentir la vie sous l’horreur de ces situations étranges et les rattachent à l’humanité.

Je viens de parler des personnages principaux. Les personnages secondaires, en même temps qu’ils mettent de la variété dans le drame, donnent plus franchement l’impression de la réalité, bien que souvent la poésie de leur langage les élève fort au-dessus de la vulgarité de leurs idées et de leurs sentimens et qu’ils ne fassent jamais perdre de vue la situation principale. On a souvent remarqué la naïveté des plaintes de la nourrice d’Oreste, quand elle pleure à la fois sa mort supposée et les soins perdus qu’elle a pris de son enfance. Il n’est pas difficile de reconnaître par quelles combinaisons cette scène contribue en même temps à l’effet dramatique et à la marche de l’action. Bientôt paraît un autre serviteur, dont le rôle n’est pas moins heureux. On vient d’entendre le cri d’Égisthe, frappé dans le palais ; la porte s’ouvre et le portier se précipite éperdu, faisant retentir ses plaintes et ses appels inutiles, effrayé du silence qui les accueille : « Je crie à des sourds !… » Et à la question de Clytemnestre attirée par ses clameurs, il répond : « Je dis que le vivant tombe sous les coups des morts. » Ce vers est merveilleux. Le reste, l’émoi du serviteur, ses cris désespérés, c’était le drame avec sa violence et avec la sensation du piège où tombent les victimes : ces derniers mots, dans leur forme brève et énigmatique, enferment toute la tragédie des Choéphores, qui est, dans la pensée du poète, comme un duel entre Agamemnon et ses meurtriers. Pourquoi M. Leconte de Lisle n’a-t-il pas reproduit ces effets ? — Il choisit seulement dans le grec la matière de quatre vers et la traite fort librement[1]. — Est-ce parce qu’il veut que son drame eschylien soit immobile, ou bien pour concentrer l’intérêt sur les deux grandes figures de Clytemnestre et d’Oreste, ou simplement parce que cette sorte de résumé dramatique de l’Orestie qu’il prétendait faire l’obligeait à bien des retranchemens ?

Des motifs analogues, et, de plus, des difficultés matérielles, qui cependant n’avaient pas arrêté Alexandre Dumas, l’ont sans doute déterminé à réduire et à dénaturer le rôle du veilleur. On se rappelle comme, dans Eschyle, il frappe l’imagination et fait au drame une préparation à la fois naturelle et poétique. Au début même de l’Orestie, on voit sur la terrasse du palais des Atrides l’homme posté par Clytemnestre pour guetter la nouvelle qu’Ilion a succombé et que le roi revient à Mycènes. Des feux allumés sur les

  1. Ainsi le serviteur, chez lui, dit : « … Gardez la reine et tirez les verrous. » Chez Eschyle, il dit le contraire.