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dupes, et s’ils sont nerveux, inconsidérés, ils rompent les chiens, au risque de compromettre les intérêts qu’ils ont à ménager. Déjà M. de Persigny s’était préoccupé des allées et venues incessantes, entre Berlin et Berne, de M. de Sydow, l’envoyé de Prusse auprès du gouvernement helvétique. Il le soupçonnait de caresser la marotte du roi et de le pousser à une revendication violente de « sa chère petite principauté du Jura. » Tout s’expliquait après les confidences du baron de Prokesch ; la perfidie de la Prusse était manifeste.

« Il faut, pour vous faire comprendre ce qui se passe ici, écrivait notre ministre au prince, en trempant sa plume dans l’encre la plus amère, que je vous fasse connaître le langage que j’ai tenu, tant à M. de Brandebourg qu’aux diverses personnes dont je connais les rapports intimes avec le gouvernement. J’ai dit et répété que, dans l’intérêt de la société européenne, il fallait que le gouvernement français fût respecté et honoré de tous les cabinets ; que s’il n’avait pas une attitude très digne aux yeux de la France, il sombrerait sous la boue des barricades et qu’alors toute l’Europe tomberait dan d’épouvantables convulsions; qu’il ne fallait donc pas recommencer avec le neveu de l’empereur la conduite qu’on avait tenue avec le gouvernement de juillet, mais au contraire traiter le gouvernement français comme s’il avait une légitimité de huit siècles; qu’enfin, si la France était de nouveau placée dans l’alternative, ou de subir des humiliations ou de prendre les armes, elle aurait bien vite fait son choix, et cela, non pas dans une pensée d’orgueil ou d’ambition, mais pour sauver l’Europe de grands malheurs, parce qu’il valait mille fois mieux pour la société de lutter quelque temps sur les champs de bataille que de tomber dans le socialisme.

« J’ai dit cela à M. de Brandebourg, je l’ai répété à d’autres personnes, avec toute la modération possible, comme l’expression d’une conviction profonde inspirée par l’amour de l’ordre et de la conciliation. Ce langage auquel on n’est pas habitué a paru faire une forte impression, mais je n’ai rencontré personne qui en ait méconnu la justesse. Du reste, tout le monde est unanime à blâmer le gouvernement prussien de sa conduite envers la France, car il n’est personne qui ne convienne que c’est notre attitude qui, jusqu’ici, a fait triompher le plan d’Erfurt. Tenez donc pour certain que l’opinion publique est avec nous et que le cabinet de Berlin, ramené à la raison, à des sentimens plus amicaux, abandonnera bientôt cette dangereuse et funeste idée d’une coalition contre la Suisse.»

Notre ministre s’exagérait l’impression produite par ses discours si peu contenus; il confondait la violence avec la fermeté. Ses sorties furent bien plus une cause de scandale qu’un sujet d’intimidation.