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enfans, qui chargerez-vous de les aimer et de les soigner comme on soigne ce qu’on aime ?

Grâce aux machines, il y a moins d’invention dans le travail, et il y a moins d’originaux dans la société. Nos industries, travaillant vite et à bon marché, mettent leurs produits à la portée de toutes les bourses, et par une conséquence naturelle, le siècle des machines est un siècle égalitaire. Les sociétés démocratiques ont d’inappréciables avantages ; mais leur humeur niveleuse, ennemie de toutes les distinctions, se délie des gens qui n’ont pas l’air de tout le monde ; diversité n’est pas leur devise. Jadis il y avait plusieurs qualités d’hommes, et chacun vivait conformément à la condition où il était né ; il avait les mœurs comme le vêtement de sa classe. Ajoutez que toutes les libertés étaient des privilèges, et partant on y attachait un grand prix, on consentait à risquer beaucoup pour les faire respecter. Dorénavant c’est le nombre qui gouverne les cités et les empires. L’homme qui sous un régime de suffrage universel va déposer son bulletin dans l’urne ne se sent pas relevé par l’exercice qu’il fait de son droit ; il n’est qu’un numéro. En se dérangeant pour aller voter, il accomplit un devoir fort ennuyeux et pratique la plus modeste des vertus ; il a la peine sans avoir l’honneur. L’homme est ainsi fait qu’il ne tient qu’aux droits qui le distinguent, et la propriété exceptée, il n’y a plus de droits personnels.

L’âge des machines voit disparaître de plus en plus les distinctions de classes, et il voit s’effacer aussi les diversités nationales. Jamais il ne fut plus nécessaire de placer des bornes pour rappeler aux peuples qu’ils ont des frontières. Il y eut toujours des voyageurs, mais naguère encore, la règle était de rester chez soi : les existences assises étaient les existences naturelles, normales, et chacun était avant tout l’homme de son pays, de sa province, de son canton, de son village. Ces vins francs sentaient le terroir. Dans un temps de chemins de fer, de communications infiniment faciles et rapides, c’est le mouvement qui est naturel, et il faut un effort pour rester chez soi. Par les comparaisons qu’ils provoquent, les voyages étendent l’esprit ; quelquefois aussi, ils brouillent les idées. On sait plus de choses, on se déniaise, on est moins sot, mais on est moins soi.

Et ce n’est pas seulement dans l’espace que nous voyageons plus que nos pères, c’est aussi dans le temps. Avec les applications industrielles de la science, les études historiques sont la plus grande gloire de notre époque. Le XVIIIe siècle, si éclairé, si spirituel qu’il fût, était un siècle presque barbare en ce qui concerne l’intelligence des âges primitifs et de toutes les questions d’origines. Nous pouvons dire, sans nous vanter, que nous sommes à certains égards les hommes les plus intelligens qui furent jamais. Il n’est pas de société si bizarre, de culte si extravagant, que nous ne soyons