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et bigarré en toute chose. Il ne tenait pas en place, il courait sans cesse, et la terre lui semblait petite. Tantôt il escaladait l’Etna à la seule fin de voir un lever de soleil qui ne ressemblât pas à tous les autres, tantôt il se faisait initier aux mystères d’Eleusis comme aux rites secrets de l’Egypte. Sa tête était un vrai magasin de curiosités ; il avait tout vu, tout ressenti. Tour à tour, il voulait vivre comme on vivait à Rome, ville de faste, de grosse mangeaille et de gros plaisirs, ou selon la mode d’Antioche, patrie des voluptés raffinées, après quoi il se transportait à Alexandrie, pays des papetiers, des souffleurs de verre et des philosophes qui se distillent le cerveau, ou il tentait de se reposer à Athènes, seule cité de l’empire où l’on ne rougît pas d’être tempérant et pauvre. A force de courir et d’essayer, la lassitude le prit. Il aurait pu dire avant Septime Sévère : « Je fus tout ce qu’on peut être, et rien ne m’a profité : omnia fui, nil expedit. « Il aimait mieux se parler en vers, et, se sentant mourir, il disait : « Petite âme vagabonde, animula vagula, blandula, tu vas aller toute pâle, toute froide et toute nue, dans ces lieux où l’on ne plaisante plus. » Elles ne sont pas rares parmi nous, ces petites âmes vagabondes, qui vont et viennent en se disant : Il faut que je m’en passe le caprice, — oiseaux si légers qu’ils ne font pas plier la branche où ils se posent, et qui repartent bien vite pour aller chercher quelque chose qu’ils ne pourraient nommer et qu’ils ne trouveront pas.

Les contradictions et les inquiétudes ne sont pas ce qu’il y a de pire dans ce monde. L’auteur anonyme nous assure que les hommes du XXXe siècle seront parfaitement raisonnables, parfaitement conséquens, que les machines s’étant perfectionnées d’âge en âge, ils seront à jamais guéris de toute superstition, de tout préjugé. Ils auront un ministère de la vérité publique qui poursuivra sévèrement les conteurs de fables et de légendes. Ils n’auront garde d’étudier des langues mortes ; ils se contenteront de savoir le volapuk, et ils seront tous sociologues, tous sténographes. Leurs enfans sauront dès le berceau comment se font les enfans. Les femmes, devenues les égales des hommes, exerçant les mêmes métiers, cultivant les mêmes études, délivrées, elles aussi, de tout préjugé, devenues étrangères à toute coquetterie comme à toute fausse pudeur, ne seront plus des femmes, mais des « hommesses. » Voilà le paradis qu’il nous peint… Oh ! l’ennuyeux peuple ! Oh ! les sottes et insupportables gens ! Que bénies soient nos querelles avec la vie, nos contradictions insolubles et nos femmes qui sont des femmes !


G. VALBERT.