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grand plaisir aussi, pourvu qu’elles soient belles, mais d’un amour incomplet et pour ainsi dire inférieur.

Et puis, à toute cette sensualité se môle un mysticisme déplacé. Après avoir passé sous des buissons de roses une nuit divine, ou diabolique, la dévote amoureuse convoque des anges aux nimbes d’or, aux ailes roses, aux mains pieusement jointes, pour prendre devant eux des airs innocens et le ton d’une petite sainte. Cet amalgame de religion et de volupté n’est pas très heureux.

Quant à Roland, il ne nous intéresse pas plus que sa maîtresse. Ce n’est qu’un nigaud et un bavard, incapable de dérober son secret aux investigations d’un vieil évêque curieux comme une portière, auquel on n’a même pas donné l’excuse du fanatisme.

Malgré ces incertitudes et ces faiblesses des caractères, malgré d’autres défauts de détail sur lesquels nous passons, il y a dans ce livret quelques qualités d’originalité et de poésie, une certaine couleur légendaire et fantastique, qui pouvaient séduire un musicien épris et chercheur de nouveauté, et qui devaient l’inspirer mieux.

L’œuvre de M. Massenet nous paraît manquer de simplicité, d’unité et d’élévation. Elle trahit trop la recherche, instinctive ou préméditée, de l’effet. Dans la partition comme dans le poème, trop de fleurs, de pierreries, trop de fantasmagorie et de trucs ; une crainte presque constante du naturel et de la spontanéité. Combien je préfère à toute cette soie chatoyante l’humble laine du Roi dYs ; au parfum de toutes ces roses, la saine atmosphère des landes bretonnes !

La cohésion manque également à Esclarmonde ; l’œuvre faiblit et craque par plus d’un côté. Il y a dans l’ensemble des trous et comme des fuites ; il y en a dans chaque acte et presque dans chaque morceau. Trop souvent on pourrait marquer le point précis où l’idée se dérobe, où le souille manque. Le tableau du siège de Blois n’est d’aucune utilité ni d’aucun agrément ; celui de la forêt des Ardennes, sauf une cantilène charmante, n’a pas plus de portée.

Ce n’est pas tout : l’idéal de M. Massenet, sa conception et son expression de l’amour ne se sont point épurées dans cette œuvre, plus sensuelle que toutes les précédentes. C’est là une question de tendances esthétiques sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure.

Enfin, la personnalité du compositeur s’est trop effacée derrière une autre, celle de Wagner. M. Massenet ne pouvait trouver un modèle ou un allié plus redoutable. Comme tous les grands hommes, peut-être plus inimitable et plus inaccessible qu’eux tous, Wagner n’aide personne : il écrase ceux qui lui demandent du secours, il brise la main qu’on met dans la sienne.

L’auteur de Marie-Magdeleine n’avait pas encore été hanté à ce point par le souvenir du maître de Bayreuth. On pourrait définir Esclarmonde