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menaçait d’un retour offensif. Car, sur l’Hirondelle, je me proposais de pousser jusqu’aux dernières limites de la prudence cet exercice qui donne aux capitaines une hardiesse nécessaire, les familiarisant avec la pratique des côtes, et qui consiste à entrer soi-même son navire en s’aidant des cartes et documens hydrographiques qu’on étudie avec soin. C’est un fait que les marins de sang-froid peuvent toujours se risquer à ceci par un temps favorable quand les instrumens dont ils disposent sont suffisans et qu’il ne s’agit pas d’embouquer une rivière dont les bancs se déplacent pour former une barre capricieuse, avec des remous de courant dangereux, l’Hirondelle gagna bien vite l’entrée du chenal, devançant tous les voiliers qui faisaient la même route ; elle pénétra sans avoir encore diminué sa voilure dans l’étroit goulet, au milieu des chaloupes de pêche qui s’en allaient travailler et se rangeaient tout contre les parois afin de ne pas la gêner, suivie des yeux par les groupes de flâneurs qui vont le matin colporter les bavardages maritimes tout le long de l’estacade jusqu’à la tour des signaux, et qui se demandaient de l’un à l’autre quelle pouvait bien être la nationalité de cette petite goélette dont personne ne reconnaissait le pavillon.

Vers le milieu de l’avant-port, elle amena ses voiles toutes à la fois et vint terminer sa course avec un ralentissement progressif, devant l’entrée du vieux port. Ici d’autres industriels l’entourèrent pour lui faire accepter leurs services, c’étaient des gamins et des hommes en guenilles, montant des canots sordides munis d’avirons dépareillés et raccommodés, où leurs pieds nus glissaient sur toute espèce d’épaves malpropres glanées, flottant dans les coins : le rebut des ports, hommes et choses. En quête d’une aubaine de hasard, ils offraient de porter des amarres à droite et à gauche pour maintenir la goélette présentée devant les portes en attendant leur ouverture. Quand celle-ci eut lieu, on passa aux mains d’un personnage officiel, galonné, pas aimable et qui commandait une armée de bonnes gens décrépits, fourbus ou estropiés, vieux marins de toutes les conditions n’ayant pas su, durant une carrière houleuse, rencontrer la fortune, ou bien ayant dissipé ses largesses dans les fêtes successives du bon temps, sans rien mettre en réserve de ce qu’il fallait pour réconforter leurs vieux jours ; on aurait pu leur dire en passant :


… Qu’un long âge apprête aux hommes généreux.
Au bout de leur carrière, un destin malheureux.


C’étaient les haleurs, compagnie atone, abrutie, famélique (altérée surtout), qui s’échelonne sur le quai le long d’une remorque et sui-