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amoureux. L’homme le plus égoïste, s’il s’agit de choisir une femme, se gardera bien de la choisir égoïste. Les qualités antifamiliales, pour ainsi dire, et aussi antisociales, ont donc été peu à peu éliminées par la sélection de l’amour. Chaque famille nouvelle qui se constitue, — et qui n’est plus une union passagère en vue du plaisir, — est la fixation de qualités mentales nécessaires à l’espèce. Les enfans qui naîtront de cette union seront l’incarnation de ces qualités, la réalisation des idées-forces qui ont dirigé leurs parens. Produite par la beauté morale, la sélection sexuelle reproduit donc à son tour et accroît la beauté morale par la voie de l’hérédité : la cause et l’effet réagissent l’un sur l’autre, et, grâce à cette action réciproque, révolution devient progrès. L’intérêt individuel, dans l’amour durable, dans l’amour pour la vie, ne fait plus qu’un avec l’intérêt de la race, et la beauté conjugale, si on peut ainsi l’appeler, se confond avec la beauté sociale. Si on pénètre jusqu’au fond même du goût, pour le beau, fixé par l’hérédité, on reconnaît qu’il consiste dans l’appréciation de la forme typique la plus pure et la plus saine. Le laid pour chaque espèce animale et à ses propres yeux, c’est généralement ce qui est difforme, faible, impuissant, anormal, contre nature. M. Herbert Spencer a mis ce point hors de doute dans son Essai sur la beauté personnelle, publié avant les livres de Darwin. Il en résulte que, pour chaque espèce, le beau ne fut à l’origine que le caractère typique de l’espèce même ; la femelle de l’oiseau, qui s’intéresse au chant de son compagnon, ne s’intéressera pas de la même manière au chant des autres espèces, ni à celui de l’homme ; l’insecte ou l’oiseau qui admire les belles couleurs de sa race, la femelle du paon qui admire l’arc-en-ciel peint sur la queue de son compagnon, ne s’intéresseront guère à l’arc-en-ciel qui déploie son écharpe dans les nues ou aux teintes éclatantes d’un coucher de soleil. L’homme lui-même a commencé par admirer presque exclusivement la beauté humaine ; le goût des paysages est relativement moderne. M. Grant Allen a montré que la conception primitive du beau fut anthropomorphique, et que les hommes de l’époque préglaciaire admiraient probablement les Phyllis et les Néères d’alors, s’admiraient eux-mêmes et enfin admiraient leurs plus forts compagnons. Le progrès a consisté dans une élimination graduelle ou dans un élargissement graduel de cet anthropomorphisme. La beauté proprement dite, aujourd’hui encore, n’en a pas moins pour principal exemplaire et pour suprême modèle la beauté féminine.

La théorie de l’évolution aboutit ainsi à placer le beau dans le typique, — d’abord dans le type de l’espèce, puis, par extension, dans les types des autres espèces, enfin, par une extension