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de lui ; mais il a son but intérieur, qui est de vivre. Or la théorie de l’évolution nous enseigne que l’organisme individuel est composé de parties mutuellement dépendantes, que sa vie implique le maintien d’un certain équilibre entre elles ; de plus, chaque organisme fait partie d’un équilibre plus général, et sa constitution dépend, à chaque moment, d’un « processus d’adaptation au système entier du monde. » Dès lors, on peut dire avec M. Leslio que chaque animal représente la solution plus ou moins heureuse d’un problème comme celui de l’arc, et en même temps une série de données qui se posent pour un nouveau problème. Seulement, tandis que l’arc est senti, l’animal se sent lui-même. Le problème que l’animal résout consiste à se maintenir contre la pression du milieu et contre la compétition de rivaux innombrables. Dans la solution, erreur signifie extirpation. La marche de l’évolution entraîne donc, à chaque instant, la découverte d’un maximum d’efficacité pour l’être vivant, quoique les conditions du milieu soient toujours variables et qu’on ne puisse concevoir un maximum absolu. A chaque point de l’évolution, il y a une certaine direction déterminée selon laquelle seule le progrès de la vie est possible La forme qui représente cette direction est la forme typique.

Dans le domaine mental, le sentiment du beau est aussi, selon nous, le jugement spontané d’un problème résolu. — Comment vivre en commun, comment élever des enfans qu’on aime et qui vous aiment, comment fonder une petite société qui servira elle-même au progrès de la grande ? — voilà le problème, non moins défini pour la beauté mentale que pour la beauté physique. Chaque solution particulière sert à dégager peu à peu le type mental de l’espèce, l’idée de l’âme typique, qui s’imprime dans les cerveaux et les rend sensibles à la beauté intérieure dès qu’elle se laisse deviner, comme à la beauté extérieure dès qu’elle se laisse voir : dans les yeux, on ne cherche plus seulement le rayon de lumière capable de franchir l’espace, on cherche le rayon de pensée et d’amour capable de franchir le temps.

L’école de l’évolution a donc trop fait dominer la biologie sur la psychologie : même en montrant comment naquit le sens de la beauté, elle n’a songé qu’à la sélection physiologique et purement vitale, sans faire attention à ce qu’on pourrait appeler la sélection psychologique et morale, dont nous venons de rétablir l’importance. Pour mille raisons d’utilité, d’agrément et d’intelligence, la beauté mentale nous séduit, comme la beauté physique, d’une manière irrésistible : tous les raisonnemens abstraits ne pourront jamais empêcher l’homme d’être saisi et charmé par les diverses formes de la beauté.