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l’intelligence. Le sentiment du type normal, qui enveloppe, avec la réminiscence de, l’évolution passée, le pressentiment de l’évolution future, vient se confondre avec le sentiment de la beauté morale. Ce n’est pas une maxime de conduite abstraite qui nous intéresse, c’est la maxime conçue comme vivante en une volonté individuelle devenue un caractère, et exprimant en même temps l’espèce à laquelle ce caractère appartient. Telle maxime est celle d’un loup ou d’un tigre ; telle autre celle d’un homme. Kant s’en tient à la « forme » impérative de la loi, il n’en voit pas le fond de beauté persuasive ; et cependant, à vrai dire, c’est parce que nous sommes préalablement persuadés par l’objet même de la loi que nous nous déclarons ensuite obligés.

Non-seulement un acte moral peut réaliser à nos yeux le type normal de l’espèce humaine, ce qui lui donne un caractère de beauté, mais il peut aussi, au moins en apparence, déborder et dépasser l’humanité comme telle, réaliser un idéal tellement universel qu’il nous paraisse surhumain. Tel acte de dévoûment et d’amour révèle une âme qui agit pour une fin plus qu’humaine, pour la société universelle, sans considération de temps, de lieux, de formes et d’espèces. Une action de ce genre acquiert alors à nos yeux une valeur infinie, devant laquelle tout s’efface, tout s’anéantit. Or un acte où l’individu se subordonne et se dévoue absolument à une fin universelle produit encore en nous un sentiment esthétique, — celui du sublime.

Aussi, dans l’ordre mental comme dans l’ordre physique, les hommes distingueront toujours la beauté proprement dite et la sublimité. La beauté est un ordre déterminé, introduit dans la puissance, c’est la volonté réglée et ordonnée ; le sublime est la grandeur suprême d’une volonté qui, en se sacrifiant pour quelque idée universelle, nous donne par cela même le sentiment de l’infinitude : sa puissance d’expansion semble intime et l’objet qu’elle poursuit est également infini. Si un acte de générosité et d’héroïsme dépasse tout ce que nous aurions nous-mêmes la force de faire, nous éprouvons un sentiment semblable à celui que cause l’immensité de la mer, de la montagne ou du firmament. Nous sommes à la fois rabaissés à nos yeux par le spectacle de la grandeur d’autrui, et relevés par le sentiment sympathique de cette grandeur dont nous portons en nous le germe. Plus la puissance qui se déploie dans les actions héroïques semble voisine de ce que serait la puissance absolue et souveraine appelée liberté, plus la volonté humaine nous paraît sublime, indépendamment de toute théorie métaphysique sur son essence cachée. D’autre part, plus l’idéal que la volonté se propose est universel, plus il éveille encore le