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aimantation et dirige nos actes dans le sens même où elle se dirige, vers le pôle de perfection auquel tend notre espèce.

S’il en est ainsi, quelque envahissante que soit la science positive, l’art demeurera impérissable et irrésistible. L’art sera toujours le superflu nécessaire. D’abord, au point de vue individuel, l’art est nécessaire comme dépense de l’excédent d’activité emmagasiné dans le cerveau, comme compensation et délassement de l’existence actuelle, enfin comme réalisation momentanée d’une existence supérieure, libre des besoins matériels ; en un mot, l’art est la plénitude et la surabondance de la vie. L’art n’est pas moins nécessaire au point de vue collectif : il est une condition de progrès social, il règle et embellit les relations mutuelles des hommes. La toute-puissance de l’art est dans la sympathie et la sociabilité qu’il accroît. On a dit bien des fois que l’art adoucit les mœurs ; pourquoi ? C’est qu’il nous rend capables de pleurer avec ceux qui pleurent, de sourire avec ceux qui rient ; c’est qu’il nous fait vivre la vie des autres. Or, comme l’a montré Spinoza, nous ne pouvons pas infliger aux autres une douleur que nous partageons nous-mêmes par sympathie, puisque nous nous ferions souffrir en les faisant souffrir. Autant de peines avec lesquelles nous serons capables de sympathiser, surtout de peines que nous deviendrons incapables d’imposer à autrui. Notre sociabilité croissante fait donc notre pitié croissante, et la pitié n’a qu’à devenir profonde, raisonnée, volontaire et non nerveuse, pour devenir bonté.

La théorie de l’art pour l’art, bien interprétée, et la théorie qui assigne ainsi à l’art une mission morale ou sociale, sont également vraies à nos yeux et ne s’excluent point. — C’est précisément parce que l’art a ce haut caractère d’être une fin en lui-même, d’être l’art pour l’art, ou plutôt pour le beau, au lieu d’être un simple moyen de démonstration, une prédication ou une plaidoirie, qu’il exerce sur les esprits le plus d’action effective. Le poète n’a pas besoin d’être un prédicateur ; il n’a besoin que d’être un « voyant » et de nous faire voir ce qu’il voit. Victor Hugo et Lamartine sont plus puissans sur les esprits et sur la direction bonne ou mauvaise des peuples que Massillon et Bourdaloue. O poètes,


Vous indiquez le but suprême
Au genre humain, toujours le même
Et toujours nouveau sous le ciel :
Vous jetez dans le vent qui vole
La même éternelle parole
Au même passant éternel[1].
  1. Hugo, l’Année terrible.