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que par la guerre. La Russie et la Prusse en offrent, parmi les nations civilisées, les exemples les plus frappans.

Le premier ouvrage politique de M. de Treitschke, intitulé la Science sociale, est destiné à répandre cette conviction, que l’Allemagne ne parviendra à l’unité et à la grandeur que par l’institution de l’Etat guerrier, L’auteur n’expose pas des principes a priori. Il appartient à une génération pratique et positive, qui considère comme sans valeur toute doctrine qui ne correspond pas à ce qui existe réellement. Ainsi que Hegel, il ne fait, dans sa théorie de l’État, que maximer les pratiques de l’Etat prussien.

Il rattache l’État moderne à la cité antique. Nous cherchons dans l’antiquité grecque et moderne nos modèles littéraires, nous devrions aussi prendre les anciens pour éducateurs politiques. Chez eux, l’État n’était pas un mécanisme adapté, mais il était l’organisme même et la floraison de toute vie populaire, sociale, religieuse. Rien n’existait en dehors de lui. Toutefois, nous n’avons plus à redouter que l’État moderne écrase l’individu et le réduise en esclavage[1]. L’unité absolue de l’Etat antique et, de l’Eglise du moyen âge est aujourd’hui brisée. La conscience individuelle est née de la réforme. Mais l’individualisme, lorsque le sentiment religieux l’inspire, produit une subordination humble, réfléchie, volontaire à l’ordre de la nature et de l’histoire, une piété envers l’état, un zèle dans l’accomplissement des devoirs sociaux : il devient une source de discipline et de force qui ne le cède pas au patriotisme naïf des temps anciens, car il y joint l’idée du devoir.

De l’État ainsi conçu à la manière de l’antiquité, comme l’expression même de la société et ne faisant qu’un avec elle, comme le produit du caractère national, il résulte que toute tentative de le régler sur des modèles étrangers, de l’adapter comme un appareil extérieur, uniforme, doit produire des effets néfastes. Ni le monde ni la civilisation ne marchent à l’uniformité. Sans doute, l’activité industrielle des peuples offre un caractère cosmopolite. Mais pour ce qui est de l’activité politique et proprement sociale, il en est des nations comme des individus, qui marquent moins de différence dans leur jeunesse que dans leur maturité. Les différences entre les peuples européens sont plus profondes aujourd’hui qu’au temps des croisades. Elles s’accusent de plus en plus par le réveil des nationalités. Ce serait donc aller contre la force des choses, que de rêver une constitution d’Etat identique pour des races si diverses. Le grand obstacle et le retard apporté à l’unité de l’Allemagne sont venus de cette méprise, de l’engouement des

  1. Voir la conclusion de l’étude de M. Paul Leroy-Beaulieu sur l’État moderne et ses fonctions (Revue du 1er avril 1889).