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l’avènement de la liberté comme si, pour se manifester aux peuples modernes, la liberté avait attendu la chute de la Bastille. Les Français se trompent. La liberté est plus ancienne : ils ne l’ont pas inventée. Il y avait des hommes en possession de tous les droits, avant qu’une assemblée française n’eût découvert les droits de l’homme. Le peuple qui a fait au monde la double révélation de la liberté et de l’égalité, c’est le peuple américain ; il les possédait toutes deux, avant que 1789 ne se fût avisé de les proclamer. Les songes des philosophes français n’avaient pas encore été formulés dans les livres que, pour tout ce qui n’était pas pure chimère, ils étaient réalisés chez nous. Ce qui, dans les salons de Paris, n’était que lointaine utopie avait pris corps et vie dans les villages de la Nouvelle-Angleterre. Liberté ou égalité, pour tout ce qui fait la gloire de la Révolution, nous sommes les aînés ; s’il y avait un brevet d’invention, il nous appartiendrait. Lorsque la Révolution française, prétendant inaugurer une ère nouvelle, faisait dater la liberté du 14 juillet 1789, elle oubliait que la France et l’Europe ne sont pas le monde.

« Des deux révolutions, la nôtre est la plus ancienne, et non-seulement elle est antérieure, mais, sans elle, il n’y eut peut-être pas eu de révolution française. Qui ne sait l’influence de la guerre d’Amérique sur la France de Louis XVI ? Elle a été, pour la noblesse et la bourgeoisie françaises, une initiation à la liberté et à la démocratie. Les officiers et les soldats de Rochambeau ont rapporté des idées nouvelles qu’ils ont propagées chez eux. Quand Louis XVI et Vergennes faisaient passer, par Beaumarchais, des armes aux insurgents, ou qu’ils accueillaient Franklin à Versailles, le roi et son ministre ne se doutaient pas qu’en exposant le royaume à la contagion de la liberté, ils préparaient la chute de la royauté. Quand les Lafayette, les Noailles, les Biron, les Ségur, les Lameth s’embarquaient pour le Nouveau-Monde, ils ne prévoyaient point qu’avec le dédain des privilèges ils en rapporteraient la ruine de la noblesse. Quel était le personnage le plus choyé de la cour et de la ville quelque douze ans avant 1789 ? Franklin ; philosophes et belles dames étaient aux pieds du bonhomme. Pour ce monde athée, le vieux républicain était un dieu. Sa popularité persistait jusqu’en pleine Terreur : on substituait les bustes de Franklin et de Washington aux images des saints. D’où est venu à Lafayette un ascendant hors de proportion avec ses talens ? De l’amitié de Washington : son auréole était faite d’un reflet de la gloire de son ami. Lafayette était l’Américain par excellence, et l’Amérique faisait autorité. C’est à l’instigation de Jefferson, alors notre ministre à Versailles, que le tiers-état s’est érigé en assemblée nationale. C’est