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dora, inspirait à ses adorateurs un sentiment d’admiration mêlée de beaucoup de crainte.

On savait d’ailleurs qu’elle gouvernait sa maison et conduisait son personnel avec une grande sévérité. Malheur à celui qui n’obéissait pas sur-le-champ, ou qui commettait une faute grave ! Elle ne plaisantait pas, non vraiment. Sa maison était considérée comme une maison de correction. Quand une jeune fille ou un jeune homme se montrait incorrigible, et que tous les moyens de le soumettre étaient épuisés, ses parens le plaçaient chez Théodora Begoulevitch, qui se chargeait de le dompter en très peu de temps.

À l’époque où ces transformations s’opéraient chez Théodora, le baron Ander ne venait que rarement à son château. Le jeune couple passait l’hiver soit à Pesth, soit à Vienne ou à Paris, et l’été dans quelque station balnéaire à la mode. Quand le baron et la baronne venaient passer quelques semaines dans leur terre, ils ne sortaient guère du manoir qu’entourait un parc immense. Il en résultait que le baron et Théodora ne s’étaient pas rencontrés depuis des années.

Tout à coup, on raconta que le baron, ayant mené trop grand train à l’étranger, avait dissipé une partie considérable de sa fortune, et qu’il s’était résolu à vivre quelque temps dans sa terre pour réparer ses pertes.

Théodora apprit cette nouvelle sans la moindre émotion apparente ; mais, quelques jours plus tard, ayant rencontré le baron sur la grand’route, elle devint pourpre, et son cœur se mit à battre violemment. Elle se rendait à la foire qui avait lieu à la ville voisine. Elle était à cheval, et montée à califourchon comme un homme, le fouet à la main. Le baron venait à sa rencontre, montant un superbe cheval anglais. Il la regardait fixement, et ne la reconnut qu’au moment où il venait de se croiser avec elle.

— Théodora ! s’écria-t-il.

Elle s’arrêta, et, se retournant à demi sur sa selle : — Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Je veux te demander comment tu te portes.

— Il me semble que cela ne doit guère vous intéresser.

— Tu as l’air superbe !

— Dieu merci ! je suis maintenant en bonne santé.

Elle avait parlé par-dessus son épaule, avec un sourire froid. Sans attendre une autre question, elle fouetta son cheval, et partit au galop.

Au printemps suivant, éclata la grande Révolution. Les paysans