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THAÏS


— Durant ces jours, avait-il coutume de dire à ses frères, je bouillais dans la chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilement apprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’il conviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau. La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit un diacre qui lisait ce verset de l’Écriture : « Si tu veux être parfait, va, et vends tout ce que tu as et donnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt, il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes, et embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles ; mais il macérait profitablement dans les baumes de la pénitence. Or un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécu loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoir vu jadis, au théâtre d’Alexandrie, une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de s’y livrer à des danses dont les mouvemens, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes. Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle à l’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans) et par la peur de se voir repoussé faute d’argent, car ses parens veillaient à ce qu’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parce qu’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et qu’il convoitait les faux biens.