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et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec horreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillement un tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Nicias s’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme, et l’Alexandrin silencieux, le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voix grave :

— Sache donc, Nicias, qu’avec l’aide de Dieu j’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint ne m’abandonne. Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrer dans un monastère.

— Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias ; c’est une puissante déesse. Elle sera irritée contre toi si tu lui ravis sa plus illustre servante.

— Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton cœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé !

Et il sortit. Mais Nicias l’avait suivi. Le rejoignant au seuil, il lui posa la main sur l’épaule et lui répéta dans le creux de l’oreille :

— Crains d’offenser Vénus ; sa vengeance est terrible.

Paphnuce, dédaigneux des paroles légères, sortit sans détourner la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ; mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son ami d’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avec toute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté, mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abominables ; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur la colère de Jésus et la tristesse des anges.

Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu des gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. Mais il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la grande chaleur du jour fût tombée. Or la matinée s’achevait à peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée, afin d’être moins indigne des grâces qu’il demandait au ciel. A la grande tristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises de la ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui y avaient renversé la table du Seigneur.