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Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis d’admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères chrétiens, vint réclamer le corps pour l’ensevelir, parmi les reliques des martyrs, dans le crypte de saint Jean le Baptiste. Et l’Église garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien. Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année quand son ami mourut dans les tourmens. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante invincibles. Elle n’avait pas l’âme assez pure pour comprendre que l’esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette idée germa dans sa petite âme qu’il n’est possible d’être bon en ce monde, qu’au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit d’être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur. Elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port et elle suivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourgs ; et avec ce qu’ils lui donnaient, elle achetait des gâteaux et des parures. Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu’elle avait reçu, sa mère l’accablait de mauvais traitemens. Pour éviter les coups, elle courait pieds nus jusqu’aux remparts de la ville et se cachait avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, pleine d’envie, aux femmes qu’elle voyait passer, richement parées, dans leur litière entourée d’esclaves.

Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille femme s’arrêta devant elle, la considéra quelques instans en silence, puis s’écria :

— Oh ! la jolie fleur, la belle enfant ! Heureux le père qui t’engendra et la mère qui te mit au monde !

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses paupières étaient rouges et l’on voyait qu’elle avait pleuré.

— Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n’est-elle pas heureuse d’avoir nourri une petite déesse telle que toi et ton père, en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son cœur ?

Alors, l’enfant, comme se parlant à elle-même :

— Mon père, dit-elle, est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis d’une voix caressante :

— Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et tu n’auras, pour vivre, qu’à danser et à sourire. Je te nourrirai de gâteaux de miel et mon fils, mon propre fils t’aimera