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curiosité des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les valets d’écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des priapes, six nègres d’un aspect féroce, trois esclaves grecs, l’un grammairien, l’autre poète, et le troisième chanteur. Ils s’étaient tous rangés en ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue jusqu’aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et traînant languissamment leurs pieds qu’entravaient de minces chaînettes d’or, parurent, l’air maussade, six belles esclaves blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit, en montrant Paphnuce :

— Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l’esprit de Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts. Elle croyait en effet, pour l’avoir entendu dire, que les saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr’ouverte et fumante les impies qu’ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur ressemblaient et dit aux autres :

— Apportez du bois au milieu de la place et faites un grand feu et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte. Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du regard. Et, comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce n’était pas une plaisanterie.

— Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l’ordre qui leur était donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils détestaient les richesses et avaient d’instinct le goût de la destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs :

— J’ai songé un moment à appeler le trésorier de quelque église d’Alexandrie (si tant est qu’il en reste une seule digne encore du nom d’église, et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de Dieu et je l’ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que as touché doit être dévoré par le feu jusqu’à l’âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces voiles qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des