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pas aisément victorieux, Tertullien a le tort de la rendre plus pénible encore par l’excès de ses exigences et la dureté avec laquelle il traite ceux qui se permettent d’hésiter. Ces malheureux fouillaient les livres saints pour y trouver quelque texte qui favorisât leur résistance. La nécessité les rendait ingénieux, subtils, habiles à interpréter dans leur intérêt les mots et les phrases de l’Écriture. Mais ils avaient affaire à un maître dialecticien qui n’était jamais à court, qui opposait à leurs textes des textes contraires et les foudroyait sans cesse d’argumens nouveaux. Quand, pour s’excuser de prendre quelque part aux plaisirs de la foule, ils s’appuyaient sur cette parole de l’apôtre : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent, » il leur rappelait qu’un autre apôtre a dit : « le siècle se réjouira, mais vous, vous pleurerez. » Aux astrologues qui se défendent par l’exemple des mages dont le Christ a bien voulu accepter les présens, ce qui prouve qu’il ne leur était pas contraire, Tertullien se contente de dire que sans doute les mages ont été bien reçus au berceau du Christ, mais qu’en les avertissant de revenir par une autre roule, Dieu voulait évidemment leur donner l’ordre d’abandonner leur méchant métier. Les fonctionnaires publics, pour se faire pardonner, rappellent que Daniel et Joseph ont été ministres d’un roi : « Daniel et Joseph, réplique Tertullien, étaient esclaves, et par conséquent forcés d’accepter les fonctions dont on les chargeait. Vous autres, vous pourriez les refuser, puisque vous êtes libres, et vous les demandez ! » Si par malheur, dans cette lutte de citations et de subtilités, ces pauvres gens, harcelés par leur redoutable adversaire, se permettent de dire, ce qui nous semble bien naturel : « Mais comment vivrons-nous ? » il ne se contient plus : « Que dites-vous : « Je serai pauvre ? » le Seigneur n’a-t-il pas dit : Bienheureux les pauvres ? « Je n’aurai pas de quoi manger. » — N’est-il pas écrit qu’on ne doit pas s’inquiéter du vivre et des vêtemens ? — « J’avais pourtant quelque fortune. » — Il faut vendre tout ce qu’on a et le donner aux pauvres. — « Mais nos fils et nos petits-enfans, que deviendront-ils ? » — Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière est un mauvais ouvrier. — « Je jouissais pourtant dans le monde d’un certain rang. » — On ne peut pas servir deux maîtres. — Si tu veux être le disciple du Seigneur, prends ta croix et suis le Seigneur. Parens, femme, enfans, il t’ordonne de tout quitter pour lui. Quand Jacques et Jean furent emmenés par Jésus-Christ et qu’ils laissèrent là leur père et leur barque, lorsque Mathieu se leva de son comptoir de percepteur et trouva même qu’il était trop long de prendre le temps d’ensevelir son père, aucun d’eux a-t-il répondu à Jésus qui les appelait : « Je n’aurai pas de