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Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait du théorbe. La fleur du lotus brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés, sa robe transparente laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardait de face sur un visage tourné de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce, l’ayant considérée, baissa les yeux et répondit à la voix :

— Pourquoi m’ordonnes-tu de regarder ces images ? Sans doute elles représentent les journées terrestres de l’idolâtre dont le corps repose ici sous mes pieds, au fond d’un puits, dans un cercueil de basalte noir. Elles rappellent la vie d’un mort et sont, malgré leurs vives couleurs, les ombres d’une ombre. La vie d’un mort ! vanité !..

— Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et tu n’auras pas vécu.

À compter de ce jour Paphnuce n’eut plus un moment de repos. La voix lui parlait sans cesse. La joueuse de théorbe, de son œil aux longues paupières, le regardait fixement.

À son tour elle parla :

— Vois : je suis mystérieuse et belle. Aime-moi ; épuise dans mes bras l’amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre ? Tu ne peux m’échapper. Je suis la beauté de la femme. Ou penses-tu me fuir, insensé ? Tu retrouveras mon image dans l’éclat des fleurs et dans la grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la retrouveras en toi-même. Il y a mille ans que l’homme qui dort ici, entouré de bandelettes, dans un lit de pierre noire, m’a pressé sur son cœur. Il y a mille ans qu’il a reçu le dernier baiser de ma bouche et son sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment ne m’as-tu pas reconnue ? Je suis une des innombrables incarnations de Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des choses. Tu as voyagé, et c’est en voyage qu’on apprend le plus ; souvent une journée qu’on passe dehors apporte plus de nouveautés que dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or tu n’es pas sans avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Argos sous le nom d’Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et Thaïs de Thèbes, c’était moi. Comment ne l’as-tu pas deviné ? J’ai pris, vivante, ma large part des péchés du monde et maintenant, réduite ici à l’état d’ombre, je suis encore très capable de prendre tes péchés, moine bien-aimé. D’où vient ta surprise ? Il était pourtant certain que partout où tu irais tu retrouverais Thaïs.

Il se frappait le front contre la dalle et criait d’épouvante. Et