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sa beauté à l’édification de ses sœurs. Je l’invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et des vierges sages de l’Écriture. Elle imitait Esther, Déborah, Judith, Marie, sœur de Lazare, et Marie, mère de Jésus, Je sais, vénérable père, que ton austérité s’alarme à l’idée de ces spectacles. Mais tu aurais été touché toi-même si tu l’avais vue, dans ces pieuses scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature : toutes les graines ne donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s’est donnée à Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s’il n’est point unique, est du moins très rare. Cette beauté, son vêtement naturel, ne l’a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits, sous l’antique figuier, à l’ombre duquel les abbesses de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées. Tu l’y trouveras, père vénérable. Mais hâte-toi ! car Dieu l’appelle, et ce soir un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l’édification du monde.

Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le long des toits de brique, des colombes formaient une file de perles. Sur un lit, à l’ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les prières de l’agonie.

— « Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes ! »

Il l’appela :

— Thaïs !

Elle entr’ouvrit les paupières et tourna du côté de la voix les globes blancs de ses yeux.

Albine fit signe aux femmes voilées de s’éloigner de quelques pas.

— Thaïs ! répéta le moine.

Elle souleva la tête ; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches :

— C’est toi, mon père ?.. Te souvient-il de l’eau de la fontaine et des dattes que nous avons cueillies ?.. Ce jour-là, mon père, je suis née à l’amour,.. à la vie.

Elle se tut et laissa retomber sa tête. La mort était sur elle et la sueur de l’agonie couronnait son front. Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive. Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.

— « Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mon péché ;