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que d'ailleurs, la liberté, n'étant pas un fruit de tous les climats, ne convient pas à tous les peuples. »

Si Rousseau avait vécu jusqu'à la Révolution, il aurait pu dire aux constituans : « Tous avez décidé que désormais tous les citoyens seront admissibles aux places et emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talens, que toutes les contributions seront réparties également entre eux, en proportion de leurs facultés, que les mêmes délits seront punis des mêmes peines et par le même tribunal, sans aucune distinction des personnes. Votre constitution leur garantit pareillement la liberté d'aller et de venir, de rester et de partir à leur gré, d'avoir la religion qui leur plaît ou de n'en point avoir, de croire ou de ne pas croire, de ne relever que de leur conscience, de parler, d'écrire, d'imprimer et de publier leurs pensées, de s'assembler sans armes, de demander compte de son administration à tout agent public, d'élire et de choisir les ministres de leurs cultes, et beaucoup d'autres libertés encore. Tous avez stipulé que le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte à aucun de ces droits ; mais vous ajoutez que la liberté ne consistant qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits d'autrui ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes reconnus nuisibles à la société. Ainsi du même coup vous reconnaissez que la volonté générale, qui fait la loi, est le seul juge de ce qui peut nuire ou ne pas nuire à la société, et tout en la proclamant souveraine, vous prétendez lui imposer des restrictions et protéger contre ses entreprises ce que vous appelez les droits naturels et civils. Vous brouillez toutes les idées, vous vous piquez de faire à la fois des hommes et des citoyens. Si vous voulez jouir des droits naturels, supprimez la propriété, détruisez les murs et les haies, rasez les villes et vivez dans les bois. Si vous voulez faire des citoyens, enseignez-leur que, comme je l'ai écrit, dans l'état de nature on ne doit rien à ceux à qui on n'a rien promis, mais que, dans l'état civil, tous les droits sont fixés par la loi. Vous vous condamnez aux inconséquences ; je prévois qu'avant peu il y aura parmi vous des hommes qui, accusés d'être un péril pour la sûreté publique, seront privés du droit d'aller, de venir, de partir et même du droit de vivre, qui est le seul droit naturel. »

Les constituans auraient pu lui répondre : « Ne nous reprochez pas nos inconséquences. Nous avons lu le vieux Plutarque, Montesquieu, Voltaire, vos livres, et nous nous sommes fait un certain idéal des choses d'ici-bas. Nous avons conçu le plan d'une société d'ordre composite, très civilisée, très humaine, très moderne, et qui pourtant, par la forme de son gouvernement, rappellerait les cités antiques. La loi y serait l'expression de la volonté de tous, et