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pas le détail de leurs opérations ; on ne saisit que le mouvement confus de cette foule d’automates ; bielle ou piston, chaque individu y poursuit son dessein particulier, dans le bruit et l’affairement collectif de la masse. C’est comme un dédoublement de la foule humaine qui circule sur ces huit hectares et remplit tout l’espace vide entre les emplacemens des machines ; à certains jours, le regard promène sur dix mille personnes, plus peut-être. Ce spectacle évoque dans la mémoire d’anciennes images, les miniatures naïves des manuscrits, ou les tailles-douces que nos yeux d’enfans admiraient au frontispice des vieilles bibles ; la construction de l’arche, de Babel, du Temple de Salomon, ces tableaux symboliques où les artistes d’autrefois aimaient à représenter des multitudes dans les grandes scènes du labeur humain. Le diorama de la galerie nous rend ce que ces artistes excellaient à traduire, l’impression de la diversité dans l’unité du travail.

Mais combien les formes de ce travail ont changé ! Combien son intensité s’est accrue ! L’homme n’est plus au premier plan, avec le pauvre et rude effort de ses muscles, directement appliqué au petit outil individuel. Il se dissimule derrière l’esclave mécanique, il le gouverne d’un geste. Dans ces réservoirs de tôle et sur ces fils de cuivre, il a capté les forces vives de la nature ; il joue avec ces puissances soumises, il les transforme et les distribue à son gré. Chaque jour ramène ici deux momens qui rendent plus sensible la majesté du lieu : l’heure où l’homme déchaîne la force, l’heure où il la réfrène. Il est midi ; les lourdes machines dorment encore, tout est immobile, silencieux. Un coup de sifflet retentit, puis un grand rugissement de la force délivrée ; d’un bout à l’autre de la galerie, en quelques secondes, elle court et communique le mouvement aux rouages qui entrent en branle. Avec chacun de ces rouages, le mouvement diffère d’application et de vitesse ; et pourtant, tous lui conservent un caractère uniforme, qui le distingue des mouvemens humains. Dans les uns, il est très lent, mais sans donner à l’œil une sensation de paresse ou de lassitude ; très rapide dans les autres, il ne paraît jamais violent ni précipité. Il est toujours rythmique, doux et moelleux, avec quelque chose d’implacable sous cette douceur. Observez un homme rassemblant toute son énergie pour un effort véhément, pour asséner le coup de hache qui fendra l’arbre, le coup de pic qui brisera la roche ; regardiez ensuite ce piston, si régulier dans son invariable champ de parcours ; la tranquillité continue de ce bras d’acier est mille fois plus effrayante, plus inexorable que la violence momentanée de cette main de chair. C’est l’image du travail moderne, accompli par la nature contre elle-même, pour le service de