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des allusions mythologiques et de tous ces souvenirs de la fable, qui sont rappelés non-seulement sans colère, mais avec une certaine complaisance : c’est peu de chose quand on songe au respect dont la philosophie y est entourée. Il n’a pas l’habitude ailleurs de lui être favorable ; les philosophes sont pour lui des « marchands de sagesse et d’éloquence, sapientiœ et facundiœ caupones, » il appelle Athènes pour tout éloge « une ville bavarde, » et se moque cruellement de « ce misérable Aristote, » l’inventeur d’une science merveilleuse qui donne le moyen de mettre en crédit le mensonge et de ruiner la vérité. Ici il s’exprime d’un autre ton. On peut dire qu’il s’y est mis sous la protection même de la philosophie. Si le pallium lui semble honorable à porter, c’est qu’il a couvert des sages, et que ces sages ont rendu les plus grands services à l’humanité. Nous voilà bien loin de ces sapientiœ et facundiœ caupones qu’il raillait tout à l’heure ! A la fin de son livre, il prête au pallium la parole, et, dans une prosopopée éloquente (il n’y a pas de bon discours d’école sans prosopopée), il lui fait énumérer les nobles causes qu’il a défendues et les grands coupables qu’il a poursuivis. L’occasion est bonne pour une de ces débauches d’érudition auxquelles Tertullien se complaît. Il ne manque pas d’en profiter et nous remet sous les yeux les noms des prodigues et des débauchés de l’ancien temps, depuis celui qui donna tant d’argent d’une table en bois de citronnier incrusté, ou cet autre qui paya un poisson six mille sesterces, ou ce fils de l’acteur Æsopus, qui faisait dissoudre des perles dans les plats qu’on lui servait, pour que son repas lui coûtât plus cher, jusqu’à ce Vedius Pollio, un affranchi d’Auguste, qui jetait ses vieux esclaves dans ses viviers, pensant que la chair de ses murènes en serait plus exquise. C’est la gloire du pallium d’avoir flétri tous ces excès par la voix de ceux qui en étaient vêtus. Mais son effet est plus grand encore ; il n’a pas besoin de parler pour instruire : « même quand je me tais, retenu par une sorte de pudeur naturelle (car le philosophe ne tient pas toujours à bien discourir, il lui suffit de bien vivre)[1], rien qu’en me montrant, je parle. Le seul aspect d’un sage sert de leçon. Les mauvaises mœurs ne supportent pas la vue du pallium. » On avouera qu’il est difficile de pousser plus loin l’éloge. Il faut pourtant qu’à la fin Tertullien rende hommage à sa foi. L’équivoque ne peut pas se prolonger jusqu’au

  1. Remarquons que Tertullien supprime ici d’un trait de plume le reproche que les chrétiens adressaient ordinairement aux anciens sages de ne pas mettre leurs actions d’accord avec leurs principes, et la facile antithèse qu’ils ne manquaient pas d’établir à ce propos entre le christianisme et la philosophie. Non eloquimur magna sed vivimus, disait Minucius Félix. Tertullien semble dire ici la même chose de la philosophie païenne.