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LES GAIS COMPAGNONS.

masses d’écume blanche. C’est plus près du rivage que le danger est le pire, car le flot qui monte, se précipitant comme dans le bief d’un moulin, décrit une longue ceinture d’eau tumultueuse, ce qu’on nomme un Roost, à l’extrémité du promontoire. J’ai souvent profité du jusant pour m’y rendre ; c’est un lieu étrange livré aux bouillonnemens et aux entreprises insinuantes de la mer, qui semble murmurer des sons entrecoupés comme si le Roost se parlait à lui-même. Mais quand le flux commence à remonter, surtout par un gros temps, il n’y a pas d’homme qui doive s’aventurer en bateau à un demi-mille de distance, ni de navire qui puisse manœuvrer en ces parages. Au plus mauvais endroit des brisans, les vagues énormes semblent mener une danse sinistre, la danse de la mort. On prétend que les merry men n’ont que cinquante pieds de taille, mais alors il ne s’agit que de l’eau verte, car l’écume jaillit deux fois plus haut. Est-ce donc ce mouvement qui justifie leur nom ou bien les clameurs qu’ils poussent au changement de la marée, clameurs si violentes que tout Aros en tremble ? Je ne saurais le dire. Le fait est que lorsque le vent souffle sud-ouest, cette partie de notre archipel tend des pièges redoutables aux embarcations de toute sorte. Si un navire passait imprudemment parmi les récifs et accostait les merry men, ce serait pour échouer dans Sandag-Bay où tant de choses sinistres arrivèrent à notre famille, comme je me propose de le raconter.

Les gens de l’endroit savaient plus d’une légende sur Aros. Je les entendis toutes de la bouche de Rorie, un vieux serviteur des Maclean qui avait reporté son dévoûment sur mon oncle. Parmi ces contes de bonne femme, il y en avait un que j’étais disposé à écouter avec crédulité. En voici le sujet : Dans la tempête qui dispersa l’invincible Armada sur tout le nord et l’ouest de l’Écosse, l’un des navires qui la composaient toucha terre à Aros, puis, sous les yeux des rares habitans de ce lieu désolé, s’abîma en une minute, ses couleurs flottant au vent tandis qu’il sombrait. Il y avait quelque probabilité dans ce récit, car un débris de la même flotte se trouvait enfoui du côté nord, à vingt milles de Grisapol. La légende en question était racontée avec plus de sérieux et beaucoup plus de détails que les autres, et ce qui me persuada qu’elle n’était pas entièrement fabuleuse, ce fut le nom espagnol du bateau. On l’appelait Espirito Santo, un énorme vaisseau de guerre, à plusieurs ponts, muni de canons, chargé de trésors, monté par des grands d’Espagne et d’intrépides soldats. Maintenant, c’en était fait de ses voyages et de ses prouesses, il gisait pour toute l’éternité, en Écosse, au fond de la baie de Sandag, à l’ouest d’Aros. Plus de salves d’artillerie pour le majestueux Saint-Esprit, plus de vents favorables, plus d’heureuses aventures ; il n’avait rien à