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cris, en face des cardinaux et des clercs, le rétablissement des mœurs austères dans l’Eglise, l’abolition de la simonie, le retour à la papauté évangélique ; elle croyait mettre la main sur le chef de la croisade, Louis d’Anjou, second fils de Charles V ; elle reprochait à Grégoire sa timidité et l’excès de sa douceur, par-dessus tout, elle voulait que le siège apostolique revint à Rome sans plus tarder. Jamais peut-être, depuis les prophètes juifs, on n’avait parlé au sacerdoce avec une plus audacieuse fermeté. Le pape, dont elle troublait la conscience, sentait comme un charme étrange quand elle se tenait débout à ses pieds ; elle séduisait l’âme noble de Grégoire et la violentait en même temps. Durant les jours de cet extraordinaire apostolat, la fille du teinturier de Sienne fut réellement la maîtresse de l’Eglise et de la chrétienté. Peu à peu, elle chassait la terreur que le pape gardait des souvenirs tragiques de Rome, des tortures morales endurées par Urbain V, du retour de son prédécesseur à Avignon. Elle pliait la volonté de Grégoire, répondait à ses objections, lui persuadait qu’elle seule avait raison contre les sollicitations du roi de France et du duc d’Anjou, les inquiétudes intéressées du sacré-collège qui faisait au pontife un épouvantail des empoisonnemens historiques du siècle, l’émotion croissante de la ville qui prétendait retenir, au prix même d’une émeute, le chef de l’Eglise. Le duc d’Anjou disait au pape, selon Froissart : « Si vous mourez de par-delà, ce qui est bien apparent, si comme vos maistres de physique me dient, les Romains, qui sont merveilleux et traîtres, seront maîtres et seigneurs de tous les cardinaux et feront pape de force, à leur volonté. » Certes, Grégoire XI ne craignait pas le climat énervant de Rome, les vapeurs pestilentielles du Tibre, les figues empoisonnées dont était mort, disait-on, Benoît XI ; il était convaincu que Dieu lui parlait par sa servante Catherine ; ce n’était pas non plus la révolution que ce départ allait ajouter à l’histoire si tourmentée de l’Église qu’il redoutait ; mais il souffrait d’avance de la mélancolie des derniers adieux, de l’heure amère, disait Dante, « où l’on a pris congé de ses doux amis. » Catherine devinait aussi en lui l’effroi des cœurs timides qu’attriste la pensée d’une résolution très grave, irrévocable ; il se résignait à quitter la France, à se jeter dans la fournaise italienne, mais il n’osait dire : « A demain ! » Alors elle écrivit cette lettre si curieuse où elle lui conseille le stratagème « d’une sainte fourberie, un santo inganno. » — « Faites semblant de prolonger votre séjour pour quelque temps, et puis partez à l’improviste et bien vite. » Mais elle disait encore : « Dépêchons-nous, mon cher père, sans aucune crainte : si Dieu est avec vous, personne ne sera contre vous. »

Grégoire XI consentit à demi au mensonge joyeux que lui