Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

six cardinaux au fond d’une citerne fangeuse, pleine de reptiles ; tandis que les pauvres gens, transis et allâmes, criaient miséricorde, le pape, son bréviaire à la main, allait et venait, priant à haute voix, le long d’une galerie d’où il voyait la citerne, « sa figure, écrit un témoin, ardente comme un flambeau, par l’excès de la colère, » — « pareil à un fou furieux, » écrivent les cardinaux qui avaient eu la bonne fortune de rester à Naples. Urbain mit le royaume en interdit et déposa Charles, qui vint assiéger Nocera ; au son des trompettes, tout autour des remparts, le roi promit 10,000 florins d’or à qui lui livrerait le saint-père, mort ou vif. Deux fois par jour, le pape paraissait à une fenêtre de son château, une clochette d’une main, une torche de l’autre et excommuniait l’armée angevine. Un Orsini réussit à ouvrir aux assiégés un passage à travers les assiégeans. Urbain VI s’enfuit, escorté par quelques centaines de soldats d’aventure de toutes nations, qui ne pensaient qu’à le vendre pour quelques écus ; il emportait ses cardinaux, presque mourans, après sept mois de citerne, attachés sur leurs chevaux. Alors commença une chasse extraordinaire, le pape et l’église courant, sous le ciel enflammé du mois d’août, par les montagnes et les vallées, d’abord vers Salerne, puis vers l’Adriatique. En route, le pape fit tuer l’évêque d’Aquila, et reprit sa course démoniaque, laissant le cadavre dans la poussière blanche du grand chemin. Enfin, toujours poursuivi, le cortège atteignit la mer près de Trani ; au loin parurent les galères de Gênes, qui recueillirent le pontife. Urbain VI ne remit le pied que trois années plus tard dans la ville éternelle.

Tel fut le pape étrange que Catherine de Sienne appelait « mon père très doux. » Le spectacle de ce pontificat eût-il pu obscurcir la foi que « la sainte dame » avait en sa mission, et lui inspirer quelque regret d’avoir ramené la papauté de France en Italie, au siège du premier apôtre, à la pierre angulaire de l’église ? Les mystiques et les prophètes ont des grâces d’état : si indignes que soient les instrumens terrestres dont Dieu se sert pour réaliser ses desseins, ils savent que ceux-ci sont excellens et que les misères humaines n’en altèrent point la beauté. A l’origine du schisme, elle avait prédit que l’église passerait par de cruelles épreuves, mais qu’après les jours de deuil, viendrait le temps de la paix et de la joie. L’histoire a mis bien des années à donner raison à sainte Catherine et peut-être n’a-t-elle pas encore aujourd’hui répondu à toutes ses espérances. Mais, pour les prophètes et les mystiques, le temps ne compte guère, car ils lisent au livre de l’éternité des secrets qui sont leur consolation et la vertu de leur apostolat.


EMILE GEBHART.