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et qu’il fût une sorte de favori dans les cercles aristocratiques de Paris ; dans le sénat américain sa nomination suscita beaucoup d’opposition, et elle ne fut ratifiée qu’à une faible majorité.

On voit aisément les difficultés de la tâche qu’imposait à Morris l’amitié de Washington. Rien toutefois ne l’empêchait de témoigner de son attachement à la famille royale, et ses devoirs se conciliaient sur ce point avec ses goûts. Il croyait encore que dans le naufrage général la royauté serait la dernière planche de salut. Ses lettres étaient ouvertes à la poste ; ce qui ne l’empêchait pas d’écrire à Washington : « L’assemblée commet chaque jour de nouvelles folies et ce ne sera pas sa faute si cette malheureuse contrée n’est pas replongée dans les horreurs du despotisme. Ils viennent de faire un coup de maître ; ils ont résolu d’attaquer leurs voisins si ceux-ci ne dissipent pas les assemblées d’émigrans français qui se sont réfugiés chez eux. Ces voisins sont des membres de l’empire germanique, et la France menace de porter chez eux, non pas le fer et le feu, mais la liberté… » Rochambeau, leur vieille connaissance, était en Flandre ; Lafayette devait pénétrer dans l’électoral de Trêves ; Luckner avait une armée en Alsace. Morris connaissait à fond tout le personnel de la révolution ; il profita d’un séjour à Londres (c’est dans cette ville qu’il apprit sa nomination comme ministre à Paris) pour le peindre avec une extrême liberté à Washington dans une très longue lettre datée du 4 février 1792, pleine de curieux détails : « Ces trois hommes, M. de Narbonne, M. de Choiseul, l’abbé de Périgord, sont des jeunes gens de grande famille, des hommes d’esprit et des hommes de plaisir. Les deux premiers étaient riches, mais sont ruinés. Ils étaient tous trois intimes et ils ont suivi la carrière de l’ambition pour refaire leur fortune. Sur le chapitre de la morale, aucun n’est exemplaire. On blâme surtout l’évêque ; non pas tant pour l’adultère où il vit, chose assez commune dans le clergé d’un rang élevé, mais pour la variété et la publicité de ses amours, et surtout pour ses spéculations de bourse pendant le ministère de M. de Calonne, avec qui il était dans les meilleurs termes, et durant lequel il eut des occasions dont ses ennemis disent qu’il n’a pas fait un petit usage. Je ne crois pas à cette accusation et, sauf les galanteries et un mode de penser un peu trop libéral pour un homme d’église, on a beaucoup exagéré les critiques… » Il peint le comte de Narbonne, à ce moment ministre de la guerre, comme un homme d’esprit, aimable, mais nullement administrateur. Bertrand de Molleville, aussi ministre, a du talent ; mais « une hirondelle ne fait pas le printemps. » Morris voit la guerre prochaine ; tout le monde la désire : les aristocrates, dans l’espoir de se venger ; les