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souverains se les partageront. « Deux grandes puissances sont intéressées à prévenir cette fin : la Russie et la France, surtout la dernière ; et il y a une grande puissance intéressée à la hâter, c’est l’Angleterre. » Ces paroles prennent une étrange signification quand on songe aux derniers événemens dont l’Europe a été le théâtre ; la prophétie se complète par ces lignes : « L’Autriche et la Prusse réunies peuvent former une solide barrière contre une plus grande extension de l’empire russe, chose bien digne d’attention. » Une idée fixe de Morris était de voir l’Angleterre prendre un pied solide et permanent dans les Pays-Bas, c’était à ses yeux le correctif nécessaire de la disparition des petites principautés allemandes et de l’établissement d’un grand empire germanique du Nord, embrassant le Hanovre et étendu jusqu’aux frontières de la France, et d’un empire germanique du Sud, accru de la Bavière.

Les bavardages de la cour de Berlin tiennent, il faut le dire, une trop grande place dans le Journal de Morris ; on s’étonne qu’un homme si supérieur par certains côtés se plaise à de purs commérages ; l’éditeur aurait pu en supprimer tout ce qui n’a trait qu’à des personnages obscurs, inconnus ou oubliés. Enregistrer des riens, des propos, des anecdotes, est excusable chez celui qui tient un Journal, car la plume obéit à la mémoire, et, ce qui n’a pas d’importance actuelle peut en prendre plus tard, en raison du rôle ultérieur des personnages en jeu ; mais, à plus de cinquante ans de distance, on peut séparer le bon grain de l’ivraie ; c’est ce que n’a guère su faire Anne-Cary Morris.

Au printemps de 1797, Morris retourna à Hambourg, où il apprit qu’un armistice avait été signé entre la France et l’Autriche. Cet armistice fut suivi de la paix de Campo-Formio, qui ne fut toutefois signée qu’à l’automne. Il ne négligeait pas les occasions d’être utile aux émigrés. Il écrivait, le 2 avril 1797, au maréchal de Castries, qui vivait à Wolfenbüttel : « Les événemens, en vérité, ont été si rapides et si extraordinaires que les calculs sur le passé ne peuvent plus s’appliquer au présent ; et, quant à l’avenir, il est couvert d’un nuage impénétrable. Si j’osais me permettre de hasarder un conseil, ce serait de ne rien faire, absolument rien, puisque alors on a des chances pour soi… Je persiste à croire que le despotisme d’un usurpateur doit être le précurseur d’une autorité légitime. Je ne suis pas même persuadé qu’il ne soit pas nécessaire à l’établissement solide d’une pareille autorité. L’homme, animal raisonnant, mais non pas raisonnable, ne s’instruit que par l’expérience et ne se corrige que par le malheur. Il faut donc que le cercle soit complet, afin de démontrer à chaque novateur l’ineptie de son système. » Peu de temps après, le coup d’état de