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monarchie en France et le rétablissement d’un équilibre européen ; mais cet équilibre lui semble peu stable et il tremble pour l’avenir d’une monarchie dans un pays où tout esprit d’hiérarchie a été détruit, où les passions révolutionnaires ont anéanti tous les vestiges du passé. Pour son propre pays, il éprouve d’autres inquiétudes : l’indépendance absolue de la magistrature, qui lui semble essentielle au gouvernement républicain, ne lui semble plus suffisamment garantie. « La dangereuse doctrine qui affirme que la volonté publique, exprimée par une majorité numérique, doit toujours être obéie, vient d’une confusion perverse des idées et conduit à des résultats horribles. La majorité numérique non-seulement peut, mais souvent veut ce qui est injuste et fou. » Il cherche des freins contre la race des démagogues, des courtisans de la foule, contre ce qu’Horace appelle civium ardor prava juventium, il les voit dans l’indépendance de la magistrature, dans la prérogative du pouvoir exécutif, dans l’institution du sénat. Mais déjà les barrières élevées par la sagesse des hommes de bien et de courage qui ont fait la Constitution lui semblent ébranlées ; son esprit inquiet prévoit aussi des luttes possibles entre l’autorité fédérale et l’autorité des états : « Si l’influence des états doit continuer, l’Union ne peut durer ; et si elle ne dure pas, l’utilité du sénat cesse. » Il aimait à discuter ces grands problèmes constitutionnels et ne se fatiguait pas d’opposer à la démocratie les maximes des fondateurs de la république et les articles de la Constitution. Bien que resté toute sa vie fidèle au parti fédéraliste, il ne l’avait pas suivi dans les excès de doctrine où il s’était parfois égaré et il professa jusqu’au bout que l’intérêt du pays doit être préféré à tout autre intérêt. Il mourut le 6 novembre, à Morrisania, et peu de temps avant de rendre le dernier soupir, il dit à ceux qui l’entouraient : « Il a plu, il y a soixante-cinq ans, au Tout-Puissant de m’amener à l’existence, ici, dans cette chambre même : me plaindrai-je maintenant qu’il lui plaise de m’en faire sortir ? » Il demanda s’il faisait beau temps. On lui répondit que oui. Il dit lentement ces vers classiques de la belle Élégie de Grey « Dans un cimetière de campagne : »


Who, to dumb forgetfulness a prey,
This pleasing, anxious being yet resigned,
Left the warm precincts of the cheerful day
Nor cast one longing, ling’ring look behind ?


Ce furent ses dernières paroles.


AUGUSTE LAUGEL.