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animal ; comme ces dernières, il est condamné à disparaître dans un temps prochain. Son domaine se rétrécit chaque jour devant les envahissemens de la fabrication européenne qui submerge ces pauvres et pittoresques métiers. Elle leur emprunte quelques-uns de leurs motifs originaux pour les approprier à son puissant outillage ; elle tue les autres et les remplace par des produits plus commodes, plus économiques. Les expositions des États danubiens et des nations du Levant nous font assister aux péripéties de cette lutte inégale. Les broderies, les tissus indigènes déclinent ; la pâle rouennerie et l’ignominieuse peluche leur succèdent. Parmi les objets de physionomie orientale, un bon nombre proviennent des usines de France ou d’Angleterre. Jusqu’à ces derniers jours, les visiteurs achetaient de confiance des bibelots qu’ils croyaient marocains ou égyptiens à des marchands qu’ils croyaient Arabes ou Turcs ; le bon Parisien vient d’apprendre avec stupeur ce que savaient depuis longtemps les habitués des bazars du Levant : les étoiles et les bijoux des odalisques, débités par de fallacieux Arméniens, sont fabriqués en grande partie à Saint-Denis ou à Pantin. Au commissaire de police qui exigeait des turqueries authentiques, les hommes à fez ont livré leur secret dans un beau cri de sincérité : « L’Orient ne fabrique plus rien ! Il estampille une variété de l’article-Paris. »

La révolution commerciale apparaît clairement dans la plus importante et la plus laineuse des industries du Levant : celle des tapis. Depuis vingt ans, on la voit dégénérer et se corrompre ; les dessins européens et les couleurs tirées de la houille vont l’empoisonner jusqu’à ses sources les plus lointaines, dans les vallées du Khorassan et sur les versans de l’Himalaya. En revanche, nos grands fabricans sont aujourd’hui en mesure de reproduire, avec la perfection des originaux, les merveilles historiques dont l’Orient a perdu la tradition. Un rapprochement fortuit permet de mesurer à l’Exposition cette marche en sens inverse ; d’une salle égyptienne où l’on déballe, au milieu de quelques beaux tapis d’apparat, les produits bâtards de la Perse contemporaine, vous passez directement dans une salle française où les pièces les plus rares de la collection Goupil sont imitées à s’y méprendre. Un khalife qui voudrait meubler le yali d’une sultane favorite avec le luxe des ancêtres, tout en ménageant sa cassette, devrait aujourd’hui faire sa commande à Paris. Et il serait bien capable d’y commander aussi la sultane. Ah ! mon pauvre vieil Orient ! Pour ceux qui s’obstinent à le vouloir tel que le transposent nos étalagistes, nos reporters et presque tous nos peintres, à l’exception de quelques voyans sincères, pour ceux qui lui demandent autre chose que le