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en d’autres termes encore, par hypothèse, il n’y a pas ici, dans le cas de Robert Greslou, de fatalité primitive et prépondérante, congénitale en quelque sorte et conséquemment inéluctable, mais seulement une addition de causes et d’effets, de commencemens et de suites, de pensées et d’actions où le changement d’un seul facteur eût pu changer tout le total. M. Bourget prétend que ce facteur principal a été la lecture des ouvrages d’Adrien Sixte ; — et la seule objection de fond que l’on puisse lui faire, il l’avait lui-même prévenue. C’est que sur un autre homme que Robert Greslou la lecture de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté n’aurait peut-être pas produit les mêmes effets.

Reste à savoir seulement si elle n’en aurait, pas produit d’autres, et de moins criminels peut-être, au sens juridique et social du mot, ou moins appareils, mais non pas de moins dissolvans ni de moins désastreux. Je ne crois pas au moins que l’un puisse enseigner sans danger « qu’il n’y a pour le philosophe ni vice ni vertu : » que la « théorie du Bien et du Mal n’a d’autre sens pour le psychologue que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles et quelquefois puériles ; » ni qu’il pourrait être utile d’inoculer aux enfans « de certains défauts et de certains vices, » afin de les mieux observer. Que diriez-vous d’un médecin qui, pour mieux étudier les effets d’un poison violent, ne regarderait pas à les expérimenter sur un de ses semblables ? C’est ce que propose Adrien Sixte ; et c’est ce desideratum de son maître que Greslou, son élève, a essayé de satisfaire. Mais si les autres n’ont pas poussé jusqu’au crime leur dévoûment à la science, qui répondra que dans plus d’une âme les paradoxes du philosophe n’aient pas fait vaciller les principes ? C’est là-dessus, je l’avoue, que j’aurais voulu voir s’expliquer l’anonyme de la Revue scientifique. « Ces philosophes, me fait-il dire, qui osent tout attaquer, tout remettre en question, tout nier, sont aussi coupables, sinon plus que Greslou. » Mais ce n’est pas tout à fait cela, et le problème est même tout autre. Décomposez, s’il vous plaît, ce tout dont vous parlez ; distinguez-en les parties successives : arrêtez-TOus aux propositions particulières, déterminées, précises que je vous signale, et dites-nous ce que vous en pensez. Oui ou non, pensez-vous, croyez-vous qu’il soit permis à l’homme de traiter l’homme comme un « moyen ? » Oui ou non, croyez-vous qu’il n’y ait ni « Rien » ni « Mal ? » Oui ou non, croyez-vous que les noms de Baralipton ou de Frisesomorum soient à peine plus vides de sens que ceux de Vice ou de Vertu ? Voilà la question nettement posée : et pour vous faciliter la réponse, je vais TOUS dire, moi, ce que je pense des droits de la science et de la vérité.

Car on croirait, à vous entendre, que la superstition de la « Science » doive remplacer parmi les hommes celle des dieux tombés ; et que la « vérité, » non plus que la « Certitude, » ne doive comporter à l’avenir