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assistent à des séances de cette sorte en reviennent avec la consolante conviction que de faibles patrouilles pourraient, sans trop d’imprudence, s’avancer jusqu’à quelques centaines de mètres des lignes d’infanterie. Le fait en lui-même est significatif. Il prouve, aurait dit le maréchal de Saxe, « que la tête tourne aux hommes lorsqu’il leur arrive des choses auxquelles ils ne s’attendent pas ; » et il eût pris soin d’ajouter : « Celle règle est générale à la guerre[1]. »

Quoi qu’il en soit, si d’aussi petites causes peuvent produire d’aussi grands effets, on peut présumer que les magnifiques expériences du polygone seront, sur les champs de bataille, singulièrement démenties par les faits. Autre chose est de tirer sur des panneaux inertes ou sur des objectifs vivans et meurtriers ! À ces vaines considérations d’amour-propre, se substitue alors un danger terrible et manifeste : la conscience de la mort qui plane invisible dans l’espace. Énervés par l’angoisse, aveuglés par la fumée, assourdis par le bruit, secoués de mille sentimens divers et violens, ces tireurs, — qui n’ont pas dans la poitrine un mécanisme savamment réglé, mais un cœur accessible à toutes les émotions, — peuvent-ils, devant la menace d’une charge de cavalerie, apprécier les distances, régler les hausses, viser avec précision[2] ? S’ils le pouvaient, la lutte depuis trente années déjà nous serait interdite ! Mais les partisans les plus convaincus de la puissance du feu ne l’espèrent pas. Le règlement d’infanterie lui-même dissimule à peine ses appréhensions : « L’infanterie, dit-il, n’a rien à craindre de la cavalerie, quand elle sait se garder, faire usage de son leu à propos et à bonne distance, conserver son sang-froid et rester entièrement dans la main de ses chefs[3]. »

Pour qui connaît les étonnantes surprises des terrains variés, l’extrême difficulté du réglage du tir sur des buts mobiles, dont la distance est inconnue, la facilité avec laquelle s’égare la discipline du feu, c’est déjà un problème compliqué que d’arriver, sur les champs de bataille, à l’exécution parfaite d’une seule de ces conditions. Leur réunion, c’est la perfection même, c’est l’idéal jamais atteint.

En réalité, une infranchissable distance sépare, en pareille matière, la théorie de la pratique.

Le perfectionnement même des armes à répétition rend leur

  1. Maréchal de Saxe, Rêveries.
  2. « Les canons rayés, les fusils de précision, ne changent rien à la tactique de la cavalerie. Ces armes, le mot précision l’indique, n’ont d’effet qu’autant qu’il y a précision dans toutes les conditions du tir… Y a-t-il précision au moment d’une charge ? » — (Colonel Ardant du Picq, le Combat.)
  3. Article 309 du règlement d’infanterie. »