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Révolution. On avait d’autant plus besoin alors d’une pareille censure, que l’anglomanie, avec ses clubs, ses fracs et sa rudesse, envahissait déjà la bonne compagnie. » Comme la maréchale de Beauvau, elle avait l’esprit de principauté, et l’on eût pu, elle aussi, l’appeler la Dominante ; cette volonté, plus encore que ses autres avantages, lui fut d’un grand secours pour retourner l’opinion. Joignez-y le trait caustique, le don de repartie, l’aptitude à saisir la réalité des choses et des personnes, et cette promptitude de l’esprit qui, soudain, condense la pensée dans une formule incisive. C’est elle qui reprenait Tressan, l’auteur du fameux quatrain[1] : « vous avez dit de moi que j’étais galante, je vous le pardonne ; mais vous avez dit de ma sœur qu’elle était laide ; elle ne vous le pardonnera pas ; » elle qui répondait au Dauphin, comme il demandait si elle savait tous les exploits des Montmorency : « Monseigneur, je sais l’histoire de France. » Elle croyait connaître aussi les usages, le cérémonial du Paradis, car elle dit un jour à Mme de Genlis que Dieu, en fait de prières, avait égard à l’intention, aux paroles et au ton. Sa petite-fille lui ayant donné les portraits de deux de ses auteurs favoris, La Fontaine et Molière, quelqu’un demanda lequel paraissait le plus grand : « Celui-ci, répondit-elle sans hésiter en montrant le fabuliste, est plus parfait dans un genre moins parfait. » Sa conversation[2] abondait en saillies de tout genre, rappelant

  1. Quand Boufflers parut à la cour
    On crut voir la mère d’Amour
    Chacun s’empressait à lui plaire,
    Et chacun l’avait à son tour.
    Besenval dit tout aussi crûment qu’il fallait que tout homme de bon air la mit sur sa liste.
  2. Je tiens cette agréable anecdote de la bienveillance de M. le marquis de Nadaillac. A l’occasion de son mariage avec Mlle de la Borde, le chevalier d’Escars avait été invité par le roi à prendre le titre de baron. Quelques jours après, faisant une visite à la duchesse de Grammont, il s’y rencontra avec la maréchale de Luxembourg et le baron de Besenval. La maréchale, de sa voix cassée, appelle : M. le baron, M. le baron ! Pensant qu’elle s’adresse à Besenval, d’Escars, qui était fort peu de sa connaissance, reste immobile. Est-ce l’ancien baron ou le nouveau que vous appelez ? demande Besenval. — Non, répond-elle, quand je dis M. le baron, c’est le baron d’Escars, » et elle fait approcher celui-ci de très près comme pour dire un secret. « Monsieur le baron, articule-t-elle bien haut, comment n’avez-vous pas deviné que, quand je disais M. le baron, c’est à vous que je voulais parler ? J’ai une petite histoire à vous raconter : Feu M. de Montmorency avait un hôtel à Paris ; le dérangement de ses affaires l’obligeant à le vendre, M. de Mesmes l’acheta, fit effacer de dessus la porte : Hôtel de Montmorency, et graver ces mots : Hôtel de Mesmes. Le public s’en aperçut, et des malins ajoutèrent : Cela n’est pas de même. Il y a baron et baron, mais entre le baron de Besenval et vous, cela n’est pas de même. » Et la maligne maréchale murmura longtemps encore : Cela n’est pas de même.