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monde matériel, et comment oublier que le sentiment de l’infini, du divin, ce magicien pur excellence, donne aux âmes la diversité et les empêchera toujours de se fixer dans un moule uniforme ?

Pour se moquer des idées féodales de Mlle Newton, Mme de Coigny signe sur le livre d’un hôtel de Genève : Mme et Mlle d’Armentières, puis elle lui dit malignement que le nom de Coigny est devenu trop célèbre, depuis qu’elle a pour gendre le général Sébastiani ; d’ailleurs, les vieilleries lui déplaisaient davantage à mesure qu’elle vieillissait. Et de rire, en songeant que Mme de Staël et tutti qanti vont se mettre l’esprit à la torture pour deviner Mme et Mlle d’Armentières, attendu qu’il n’y a plus de ce nom-là qu’un seul mâle rabougri, selon sa propre expression. « O mânes des Conflans, gémit l’aimable écrivain, voyez-vous, du fond de vos sépultures, votre nom servir de déguisement pour voyager incognito au temps de l’empereur Napoléon ! » Mais si elle respectait encore ses propres préjugés, la marquise ne s’inclinait guère devant les préjugés des autres ; et, sans doute, elle aurait applaudi au trait du comte de Gramont écrivant sur la maison délabrée de Montlosier à Randanne : Féodalité du XXe siècle.

Toujours célébrée, toujours redoutée pour la verve de son esprit, Mme de Coigny traversa la Restauration et ne cessa de causer qu’en 1832, à l’âge de soixante-treize ans, après avoir vu les Bourbons, objets de son éternelle rancune, auxquels elle reprochait non d’être partis, mais d’être revenus, reprendre une troisième fois le chemin de l’exil. Elle emportait avec elle la tradition des habitudes et des salons du XVIIIe siècle, de cet esprit particulier, fait des qualités les plus délicates et aussi de quelques travers, cultivé à loisir comme l’art et la science suprêmes, où dominent la grâce, le goût, l’élégance, l’art de conter, le besoin de plaire, et qui tirait aussi de piquans contrastes du choc des spéculations philosophiques et libérales avec les idées d’ordre et d’autorité. Mme de Rémusat, Mme de Girardin, ont eu autant d’esprit que Mme de Coigny ou Mme du Deffand ; elles ont un autre esprit, l’esprit de leur temps, de leur société, l’esprit moderne enfin, avec tout son éclat. sa sève et sa richesse, mais dépouillé d’un je ne sais quoi, d’un charme indéfinissable, qui manquent aux hommes plus encore qu’aux femmes de notre XIXe siècle, siècle inquiet, fiévreux, impatient du despotisme du bon ton comme de tous les vieux despotismes, mais trop jaloux peut-être de la liberté de se forger de nouvelles chaînes avec les instrumens mêmes qui ont servi à briser les anciennes.


VICTOR DU BLED.