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Le prisonnier leur avait fait parvenir plusieurs de ses projets, entre autres le projet militaire, avec des lettres pour quelques écrivains et grands personnages, en outre, pour le roi, un mémoire terrible contre la marquise de Pompadour où « sa naissance et son opprobre, toutes ses voleries et ses cruautés étaient exposés. » Il pria les jeunes filles d’en faire tirer plusieurs copies qu’elles enverraient aux adresses indiquées. Bientôt de grandes croix noires sur une muraille du voisinage apprennent au prisonnier que ses ordres sont exécutés. Danry ne semble plus douter que ses maux vont prendre fin, les portes de la bastille vont s’ouvrir devant lui et triomphalement il sortira de la prison pour entrer dans les palais dorés de la fortune : Parta victoria ! s’écrie-t-il dans un mouvement de bonheur.

Nous arrivons ainsi à une des actions les plus surprenantes de cette vie étrange. Un journal que Danry écrivit à Vincennes : Rêveries du sieur Masers de La Tude, dont l’original, encore inédit, est conservé à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, dévoile le curieux état d’esprit dans lequel le prisonnier se trouvait alors. Ces Rêveries sont, d’ailleurs, un document des plus précieux pour toute cette période de la vie de notre héros. En les rédigeant, il écrivait pour lui, sans souci du public, et sa plume était sincère ; il était encore tout près des faits qu’il rapportait, sa mémoire était fidèle.

En décembre 1703, la marquise de Pompadour tomba gravement malade.

« Un officier de la Bastille monta dans ma chambre et me dit : « Monsieur, écrivez quatre paroles à Mme la marquise de Pompadour, et vous pouvez être certain qu’en moins de huit jours votre liberté vous sera rendue. » Je répondis au major que les prières et les larmes ne faisaient qu’endurcir le cœur de cette cruelle femme et que je ne voulais point lui écrire. Cependant il revint le lendemain et il me tint le même langage, et moi je lui répondis les mêmes paroles que le jour auparavant. À peine fut-il sorti que Daragon, mon porte-clés, entra dans ma chambre en nie disant : « Croyez monsieur le major, quand il vous dit qu’avant huit jours votre liberté vous sera rendue ; s’il vous le dit, c’est qu’il en est bien certain. » Le surlendemain cet officier revint encore pour la troisième fois. « Pourquoi vous obstinez-vous ? » Je remerciai cet officier, c’est-à-dire M. Chevalier, major de la Bastille, pour la troisième fois, en lui disant que j’aimerais mieux mourir que d’écrire encore à cette implacable mégère.

« … Six ou huit jours après, mes deux demoiselles vinrent me saluer et en même temps elles déployèrent un rouleau de papier où