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point nécessité, métaphysiquement parlant, à la création de ce monde ; mais. Dieu est obligé, par une nécessité morale, à faire les choses en sorte qu’il ne se puisse rien de mieux. » Pangloss, disciple de Leibniz, avait le droit de dire que tout est pour le mieux ; mais il avait tort d’en conclure que tout est bien. Son maître ne l’entendait pas ainsi ; il croyait fermement à l’existence du mal physique et du mal moral, mais il pensait qu’il y en aurait eu davantage dans toute autre combinaison possible, et que, tout ayant été ordonné pour une bonne fin, cette fin justifie Dieu, et les moyens qu’il emploie. Si Lucrèce, pensait Leibniz, n’avait pas été violée par Tarquin, Brutus n’aurait pas fondé la république romaine. En se tuant pour ne pas survivre à son honneur, Lucrèce fut l’instrument, d’une destinée divine, qui, ne pouvant empêcher le mal, en tire le bien et fait concourir les désordres particuliers à l’ordre universel.

Si c’est là le véritable optimisme, il s’ensuit qu’on ne devrait traiter de pessimiste, selon la rigueur du mot, qu’un philosophe ou un théologien convaincu que ce monde est le pire des mondes possibles. Certains mythes orientaux nous enseignent que dans l’échelle infinie des mondes, celui que nous habitons occupe le dernier rang, qu’il est gouverné par les puissances des ténèbres, et que notre pauvre terre est en quelque sorte le cloaque ou le dépotoir de l’univers. C’est plus facile à dire qu’à prouver ; les termes de comparaison nous manquent. Mais, on peut dispenser les pessimistes de cette comparaison. Pour avoir le droit de représenter notre globule terraqué comme un enfer, il leur suffirait de démontrer que les désordres particuliers dont nous sommes les tristes témoins ne concourent pas à un ordre général, que les choses n’ayant aucune fin, ni le mal physique ni le mal moral ne servent à rien, que nos souffrances sont absolument inutiles.

C’était, uni vrai pessimiste que ce chevalier de Rovel, envoyé de Sardaigne à La Haye, qui prétendait que l’auteur de l’univers avait eu au début les plus beaux et les plus vastes projets, qu’il avait déjà élevé des échafauds pour bâtir, mais qu’il était mort au milieu de son travail, et que dès lors tout se trouvait fait pour un but qui n’existe plus, « que nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, que nous ressemblons à des montres sans cadran, dont les rouages, doués, d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : Puisque je tourne ; j’ai donc un but. » Benjamin Constant déclarait que ce système lui paraissait « la folie la plus spirituelle, la plus profonde, bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques des Ier, VIIe et XVIIIe siècles de notre ère. » Cependant le chevalier de Rovel, que je sache, n’a pas fait école.

Un pessimisme beaucoup plus répandu, dans ce siècle est celui qui, après, avoir dressé le bilan de la vie, en conclut que la somme des